Films, romans, séries télévisées le cycle arthurien démontre son extraordinaire longévité. Mais au-delà des transformations, perdure le vieux mythe originel : pour défendre le pays de nos pères, nous chantons la geste du roi légitime.
Dans les années 1830, un linguiste traverse la Basse-Bretagne afin d'en recueillir la littérature orale. Théodore Hersart de La Villemarqué interroge les paysans, écoute leurs poèmes et chants ancestraux. C'est toute la mémoire d'un pays, avec ses rires et ses pleurs, ses moissons et ses batailles, qui surgit dans les longères, devant la cheminée fumante. Cela donnera le recueil du Barzhaz Breizh. En Cornouaille, c'est un vieux chouan qui lui partage des vers venus d'un autre âge :
« Allons, allons, allons au combat ! Allons hommes de cœur ! C'est l'armée d'Arthur je le sais; Arthur marche devant au haut de la montagne. Si c'est Arthur vite à nos arcs et à nos flèches vives ! Si nous mourons comme doivent mourir des chrétiens des Bretons jamais nous ne mourrons trop tôt ! ».
Quand il guerroyait pour Dieu et le roi, ce chouan a beaucoup entonné ce chant. Par quel enchantement ce vieux topos littéraire, brodé jadis par Monmouth, Troyes et von Eschenbach, s'est-il retrouvé dans cette masure perdue en Finistère ?
Face à l'envahisseur
C'est, qu’en réalité, Arthur n'a jamais quitté ces lieux. Arthur, c'est la Bretagne ou bien est-ce la Bretagne, qui est essentiellement arthurienne ? Pour comprendre la carte et le territoire du monde arthurien, il faut se placer à la chute de Rome. L'Empire décadent quitte l'île de Bretagne pour se concentrer sur le continent. C'est l'époque des invasions germaniques. Frisons, Jutes, Angles et Saxons envahissent la grande île. Jusque-là, cette dernière, partiellement romanisée, était de race celtique, de langue brittonique, de religion chrétienne. Rome partie, il faut se défendre, à la fin du Ve siècle et au début du VIe contre les envahisseurs qui, déjà, ont colonisé l’est et le sud de l'île. La résistance se concentre à l'ouest, en pays de Galles. La Bretagne recule,
l’Angleterre est née. C'est l’époque, aussi, où la Bretagne est un pays à deux rives. Depuis le IIIe siècle, nombre de Bretons insulaires, missionnaires, guerriers ou chefs de clan, ont rejoint le continent. Ils s'établissent dans cette Armorique qui bientôt, sera vro ar Vretoned. Gallois et Bretons sont frères par-delà la mer. Mais insulaire ou continentale, la Bretagne n’est guère unifiée. Le péril germain commande l'unité, et la défense de la terre demande un chef : c'est là qu'intervient Arthur.
Qui es-tu, Arthur ? Mythe ou réalité ? Père du peuple ? Croisé avant l'heure ? Tout cela à la fois, sans doute. Ton nom même fait s'arracher les cheveux des historiens. On t'associe souvent à l’ours - symbole de royauté dans la vieille Europe celtique et forestière, rappelle l'héraldiste Michel Pastoureau. Ton nom viendrait du breton arz, désignant l'animal sylvestre.
Mais une autre hypothèse existe, exotique car romaine. Arthur serait un officier romain, Lucios Artorius, chargé de juguler les assauts pictes, avant d'être envoyé en Armorique. Ce fut le parti pris d'un cinéaste américain en 2004. Cependant, rien n’est moins sûr : le vrai Lucius Artorius ayant sans doute été envoyé en… Arménie. Chou blanc, donc. Autre hypothèse romaine, Arthur serait en réalité un certain Riothamus, chef des Bretons d'Armorique face aux envahisseurs wisigoths. Aucune certitude ne résiste au mythe et, d'hypothèse en hypothèse, nous voilà ballottés, tel Jean Raspail à la recherche de la hache des steppes.
Sous le soleil des bardes
Qui es-tu donc, Arthur ? Suivons les poètes. C'est sous leur plume que tu vis, combats et meurs, évolues parfois, obsèdes toujours. Es-tu jamais né ? Dans leurs grimoires, assurément. La vieille race galloise, la première, a sonné du cor pour conter tes hauts faits. Ton nom apparaît, timide, dans de brumeux poèmes du pays de Galles, sculptés dans une langue brittonique rude et intacte. Puis, à l'ère de l'Angleterre normande, au XIIe siècle, c'est toujours un Gallois, Geoffroy de Monmouth, qui a fait de toi le paladin des rêves de l'Europe entière. Monmouth est un chroniqueur de talent, un littérateur au service des puissants. Son art, il l’exerce à la cour du fils de Guillaume le Conquérant Henri Ier Beauclerc, roi d'Angleterre et duc de Normandie. Ces hommes croyaient en Dieu et à la force des mythes. La grande œuvre de Monmouth, l’Historia Regum Britanniae (1135-1138) narre l'histoire fantasmée de l'île bretonne et de ses rois, à compter du mythique Brutus (un Troyen, petit-fils d'Énée). Le chroniqueur a beau écrire pour des Normands, il n’en exalte pas moins la noblesse de sa race celtique et, au passage, conte les exploits d'un certain Arthur, mais aussi du mage Merlin (Myrddin). Grâce à Monmouth, nous te savons fils du roi Uther Pendragon. Uther a combattu le traître Vortigern. Le félon, prétendant déçu, organise sa revanche, appelle à son secours des étrangers saxons, Hengist et Horsa. Tu nais à Tintagel, à l'extrémité occidentale d'une île en perdition. Roi chrétien, tu défends la terre, réalises l'unité de ton peuple et incarnes l'idéal du roi médiéval : pieux, juste, sage, conservateur des anciennes coutumes, et ne dédaignant pas la bagarre. Empoignant Excalibur, tu aurais combattu lors de douze batailles. Au Mont Badon (actuelle Bath ?), vers l'an 500, tu écrases les Saxons. Enfin, tu es vaincu par ton fils incestueux, l'usurpateur Mordred, lors d'une obscure bataille à Camlann. Tout cela n’est peut-être que légende : mais la suite est encore plus romanesque.
Avec Robert Wace puis Chrétien de Troyes, un Champenois au service du comte de Flandres, ton univers s étoffe, ta compagnie s enrichit. À la table ronde, lieu du conseil, s'ajoute le Graal, cratère merveilleux, objet de quête, bientôt assimilé au saint calice de la Cène. Le merveilleux est partout païen, avec Viviane et Merlin; chrétien avec le Graal. La matière de Bretagne inonde tant l'Europe que tu es omniprésent, jusque dans les récits de croisés, de retour de Terre sainte, assurant t'avoir aperçu en Sicile, errant sur les pentes calcinées de l'Etna… Ta cour de Camelot est un bastion de chevalerie, d'où s'élancent des preux aux noms étincelants : Lancelot, Perceval, Gauvain. Nous sommes passés en France, nous voilà déjà en plein amour courtois. Tant d'autres s'approprieront ton panache, tel von Eschenbach, en Allemagne. Bizarrement, en Angleterre, Shakespeare ne te consacre pas de pièce. Ta geste est plus haute que les planches.
Le retour du roi
Surtout, depuis le best-seller de Monmouth et la vogue arthurienne, on te croit endormi. Pas tout à fait mort, mais plutôt en dormition, dans cette île mythique d'Avalon (l'île d'Aval, en Côtes-d'Armor ?), d'où tu reviendras un jour pour assurer l'indépendance de ton peuple. Beaucoup ont espéré ton retour : les Gallois envahis par l'Anglois à l'époque d'Owain Glyndwr; les Bretons continentaux sous les Plantagenets. Des deux côtés de la Manche, le retour d’Arthur a été une espérance constante, une tradition, une obsession. Les Normands, fraîchement arrivés en Angleterre, ont bien dû s'en accommoder et s'acclimater au goût arthurien alors renaissant c'est l'œuvre de Geoffroy de Monmouth. Vinrent ensuite les Plantagenets, continentaux eux aussi. Ils veulent suivre tes pas pour asseoir leur légitimité, mais craignent aussi le mythe de ton retour. Richard Cœur de Lion affirme posséder Excalibur. Surtout, à l'abbaye de Glastonbury, on découvre ce qu'on croit être ta sépulture manière de dire qu Arthur est le roi idéal, mais qu'il est bien mort. Inutile, donc, pour les Gallois rebelles de se soulever sous sa bannière. Sous les Tudor, dynastie d'origine galloise, tu es encore incontournable.
Mais les temps changent. Le catholicisme reflue au profit de l'anglicanisme. Glastonbury est pillée, anéantie par Henri VIII. L'un des moines de l'abbaye est martyrisé car fidèle à la foi de ses pères. Son nom ? Arthur. Bienheureux Arthur de Glastonbury. En est-ce fini de ta geste ? Non. Le XIXe romantique te redécouvre, les peintres préraphaélites t'adulent et, à l'aube du XXe Tolkien et Chesterton te dédient leurs poèmes. Mieux, on t'invoque lorsque sonne le tocsin. Lors des deux conflits mondiaux, tandis que l’on craint l’Allemagne ennemie, l'Angleterre se groupe sous le patronage arthurien. On retrouve cette idée dans une BD de Corto Maltese, par Hugo Pratt : les fées et les mages celtes de l'île de Bretagne y convoquent un conseil en pleine Première Guerre mondiale, au nom d'Arthur, pour éviter une invasion germanique.
À lire ces lignes, on te croirait devenu vrai Anglais. Mais tu es de notre Armorique. Ton souvenir enchante Brocéliande. Dinard est Din Arz, la colline d'Arthur. Trois ducs de Bretagne ont porté ton nom. L'infortuné Arthur Ier d'abord, assassiné sur ordre de Jean sans Terre (un Plantagenêt, encore !). Mais surtout Arthur III (1393-1458). Compagnon de Jeanne d'Arc, connétable de France, pourfendeur des Anglais, il finit duc de Bretagne et garant de l'indépendance de son duché. Tu personnifies tant la Bretagne, les Bretagnes, que le romancier Michel Mohrt a choisi, dans La Prison maritime de nommer Roi Arthur le cotre à tape-cul sur lequel vogue le héros du roman, un jeune Breton chargé d'acheminer des armes auprès des nationalistes irlandais ! Arthur, guerrier britto-romain, roi de Celtie, endormi quelque part le long de ces « frontières de sel » d'Europe occidentale. Ces lignes n'attestent pas ton existence mais affirment ton règne dans les cœurs fidèles. Sous ton patronage, l'honneur et l'espérance n'ont pas tari. Chérissant l'héritage d'hier, affrontant les envahisseurs de demain, nous fredonnons avec toi l'hymne breton :
« 0 Bretagne, mon pays, que j'aime mon pays !
Tant que la mer sera comme un mur autour d'elle,
Sois libre, mon pays ! »
François La Choüe monde&vie 5 décembre 2019 n°979