La notion de « choc des civilisations », popularisée par Huntington, continue à servir de repère, qu’ils y adhèrent ou la réfutent, aux spécialistes des relations internationales.
Le 24 décembre dernier s’éteignait Samuel Huntington, qui avait accédé à la notoriété mondiale, fait rare, grâce à un livre. En 1993, professeur à Harvard depuis un demi-siècle, il avait publié un article dans Foreign Affairs, la revue diplomatique américaine : « The Clash of Civilizations ? » Trois ans plus tard, l’article était devenu un ouvrage et le point d’interrogation avait disparu. Le Choc des civilisations, traduit en 39 langues (en français aux éditions Odile Jacob en 1997), lance alors une formule qui fera florès – fût-ce pour être vilipendée.
Huntington découpait le monde en huit civilisations : occidentale, orthodoxe, latino-américaine, africaine, islamique, hindoue, chinoise et japonaise. Chacune, affirmait-il, possède une nature irréductible à celle des autres, si bien que, après le siècle des nations (le XIXe) et le siècle des idéologies (le XXe), le XXIe siècle se caractérisera par la confrontation des civilisations.
Huntington, qui condamnera la guerre en Irak, n’était pas un faucon. Se rattachant à la tradition isolationniste américaine, il pensait que la mission des Etats-Unis était de se défendre, eux et leur modèle. Sa théorie, négligeant le facteur national ou les conflits à l’intérieur d’une même culture, comportait des contradictions : comment expliquer le génocide rwandais ou la rivalité Iran-Irak en termes de choc des civilisations ?
Il reste que, depuis le 11 Septembre, l’expression est restée. Le journaliste Christian Chesnot – il fut otage en Irak, en 2004, avec notre confrère Georges Malbrunot – et Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, publient ainsi un volume au titre révélateur : Orient-Occident, le choc ? (1). Analysant les conflits du Moyen-Orient, les auteurs soulignent la responsabilité des Américains dans une situation qui ressemble à une impasse. Puisque «choc» il y a, il s’agit toutefois de le conjurer. Chesnot et Sfeir proposent à cet égard de faire pénétrer dans l’aire arabo-musulmane le concept de citoyenneté laïque, afin de déjouer «l’amalgame entre l’aspect spirituel et l’aspect temporel de l’islam». «Vaste programme», conclut l’ouvrage…
Spécialiste de l’islam, professeur à Sciences-Po, Gilles Kepel dénonce de son côté le face-à-face de la «guerre contre le Mal» (discours américain) et de l’«exaltation du martyre» (discours djihadiste). La pax americana étant une chimère, il appartient à l’Europe, selon le sous-titre du livre, de «relever le défi de civilisation» (2). L’auteur, tout à sa conception d’un Vieux Continent ouvert à l’intégration des immigrés, au multiculturalisme et à la laïcité, voit dans le rapprochement économique du Moyen-Orient avec l’Europe le moyen de faire émerger une classe d’entrepreneurs qui enracineront la démocratie chez eux. Faire régner la prospérité, à l’en croire, permettrait d’éradiquer le terrorisme islamiste.
Aymeric Chauprade ne partage pas cette conviction. Directeur du cours de géopolitique du Collège interarmées de défense (l’ex-Ecole de guerre), professeur invité à l’université de Neuchâtel, en Suisse, et au Collège royal de l’enseignement militaire supérieur du royaume du Maroc, ce spécialiste déplore que l’université française se polarise sur les clivages économiques et sociaux, en jugeant irrecevables les déterminations géopolitiques, nationales et religieuses.
Disciple de François Thual, avec qui il a signé un Dictionnaire de géopolitique (Ellipses, 1999), auteur de Géopolitique (Ellipses, 2001), une somme dont il prépare la quatrième édition, Chauprade – comme Huntington – a lu Braudel et sa Grammaire des civilisations. Pour lui, même si les grands hommes et les courants d’idées jouent leur rôle, la marche du monde ne peut être comprise sans tenir compte des permanences géographiques, économiques, sociales, mentales et religieuses. «La civilisation, explique-t-il, c’est la très longue durée de l’histoire. C’est tout ce qui a résisté quand tout semble avoir changé: le rapport de l’individu au groupe, la place de la femme dans la société, l’articulation de la raison et du spirituel.»
Il fait paraître aujourd’hui une Chronique du choc des civilisations(3). Un titre décomplexé, même si l’auteur se différencie de Huntington. Islam versus Occident, islam versus islam, Amérique versus Russie, Amérique versus Chine, Japon versus Chine : l’album, illustré de cartes et de graphiques, analyse les principales fractures de la planète. Un regard alarmiste ? «Ce n’est pas parce qu’il y a choc des civilisations qu’on est voué à la guerre, observe Aymeric Chauprade. Je ne fais pas de la provocation, et d’ailleurs je tiens le même propos quand j’enseigne au Maroc. Nous sommes dans un monde multipolaire : il faut travailler à l’équilibre des forces. Mais l’angélisme rend aveugle.»
C’est une perspective analogue que développe Hervé Coutau-Bégarie, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et directeur du cours de stratégie au Collège interarmées de défense, dans un essai tiré d’une étude réalisée en vue de la refonte du livre blanc sur la défense (4). Crise économique et financière, envolée des flux migratoires, problèmes de l’environnement (eau, pétrole), facteurs idéologiques et religieux : «Nous sommes à la veille de bouleversements gigantesques», avertit l’auteur.
Entre optimisme et pessimisme, changements voulus ou redoutés, c’est toujours un souffle de 1788 qui passe. A quand 1789 ?
Jean Sévillia
1) Orient-Occident, le choc ? Les Impasses meurtrières, de Christian Chesnot et Antoine Sfeir, Calmann-Lévy.
2) Terreur et martyre, relever le défi de civilisation, de Gilles Kepel, Flammarion.
3) Chronique du choc des civilisations, d’Aymeric Chauprade, Chronique.
4)2030, la fin de la mondialisation ? d’Hervé Coutau- Bégarie, Tempora.
https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/le-poids-des-civilisations-dans-lhistoire/