Comme toutes les grandes idées, l'idée des Lumières est parfaitement simple. Les hommes du XVIIIe siècle ont cru que la Raison suffisait à tout dans la destinée humaine. Cet « idéal » ne peut se soutenir aujourd'hui sans une vraie mauvaise foi…
Après le grand mouvement de redécouverte des savoirs de l’Antiquité à la Renaissance, la Contre-Réforme catholique a su porter la culture européenne à un de ses sommets au XVIIe siècle en mariant ce que l'on appellera les humanités avec les progrès fournis par la théologie chrétienne du Moyen-Âge. Au siècle suivant, le mouvement des Lumières, déiste mais anti-religieux, vient juger que cette synthèse catholique dénature le grand essor récent pris par les sciences. L’obscurantisme religieux aurait fait main basse sur la culture pour maintenir l'homme dans la servitude.
L'Illuminisme se propose donc de défaire, en la laïcisant, cette synthèse catholique du XVIIe siècle. Objectif : enfin, émanciper les hommes. Cet orgueil constitue le péché originel du Mouvement car il le conduit à l'impasse où il a abouti de nos jours les Lumières ont gagné la bataille idéologique et politique mais elles n'ont pas apporté le bonheur qu’elles promettaient.
Cette entreprise polémique a nécessité un grand bond en arrière dans l'anthropologie. La conception de la nature humaine produite par les Lumières pour faire concurrence à la conception chrétienne est étriquée. L'homme des Lumières n'est pas assez grand dans sa grandeur et pas assez misérable dans sa misère. Les philosophes du XVIIIe sans exception, restreignent la grandeur de l'homme à sa raison, sans pensée de la grâce, et sa misère à sa condition animale, sans pensée du péché originel. Entre ces deux bornes, l’animalité et la raison, la condition humaine n’est pas étirée vers le haut ni vers le bas par le surnaturel. La philosophie du progrès qui en découle est celle d'un lent cheminement de l'homme animal vers l'homme raisonnable. Les Lumières sont un humanisme dans la mesure où elles se proposent de produire cet accomplissement. L’ambition reste celle d'un travail de cabinet œuvrer au progrès de l’esprit humain par la culture des élites. C'est l'âge de L'Encyclopédie.
L’étape suivante, celle de la Révolution française, n’a pu avoir lieu qu’au prix d'une certaine naïveté, qui n'était d'ailleurs pas sans grandeur Jeunes et fougueux, Robespierre et consorts ont cru que l’on pouvait faire des Lumières un programme politique, que l'on pouvait, par volontarisme, réaliser l'idéal des Lumières. Cette réalisation, c'est la République, régime fondé sur la raison parce que chacun, par le suffrage universel, s'y détermine selon ses propres lumières. En donnant au peuple la possibilité de choisir par lui-même, on développerait son discernement. C'est la thèse de la fonction qui crée l’organe. Cette croyance a eu la vie dure. Un siècle plus tard, Gambetta considérait encore le suffrage universel comme « une forme qui emporte le fond » Comprenez : voter c'est choisir, et choisir c'est exercer son intelligence. La superstructure d'un régime qui fait appel à la raison devait modifier l’infrastructure et rendre l'homme raisonnable. Grande ambition, toutefois pas dépourvue d'une certaine naïveté.
Troisième étape, la démocratie des droits de l'Homme. Elle découle de la précédente. Selon l'anthropologie des Lumières, le passage de la Monarchie à la République a introduit plus de raison dans la société. Conséquence logique parce que l'homme bon est l'homme raisonnable, le progrès politique est censé entraîner un progrès moral. La légitimité de ce régime politique repose sur cette croyance. La démocratie serait, dans cette perspective, le suffrage universel plus (conséquence nécessaire !) la reconnaissance de la dignité humaine, le respect des droits de l'Homme.
La réalité invalide la théorie. On s’aperçoit aujourd'hui qu'il n'a pas suffi de faire voter les hommes, les femmes, d'abolir l'esclavage, d'accorder le droit de grève, etc., pour faire respecter la dignité humaine. Par le matérialisme consumériste ou la culture de mort, le mépris de la personne a pris des formes nouvelles, moins spectaculaires mais peut-être plus violentes que celles qui avaient cours avant les Lumières. Ce constat, leurs héritiers ne peuvent l’admettre car dans la lignée de leurs ancêtres, le rationalisme matérialiste leur interdit de concevoir un progrès de la raison en politique qui ne soit pas accompagné d'un progrès moral. Le seul recours pour défendre leur œuvre est le déni de réalité.
Le passage de la Monarchie à la République devait rendre l'homme meilleur : pour justifier ce régime, ils sont contraints d’affirmer que l'homme est réellement devenu meilleur, que les droits de l'Homme sont un fait, un acquis. L'inflation d'un discours moralisateur dans les élites politiques n’est pas un hasard. C'est le barbouillage nécessaire pour donner une façade de légitimité à un régime qui n’a pas pu tenir ses promesses. Les donneurs de leçon et les oies blanches de la citoyenneté ont encore de beaux jours devant eux.
Luc Fabre monde&vie 5 juin 2010 n° 828