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Laurent Fidès : « Quand plus personne ne peut dire : je suis chez moi... »

Laurent Fidès manifeste, jusque dans le pseudonyme qu'il s'est choisi, une véritable confiance dans la vie comme elle vient. Mais la première condition de cette confiance, c'est de ne pas être dupe explique-t-il dans Face au discours intimidant (éd. du Toucan). Dupe de quoi ? De l'histoire du présent telle qu'on est en train de nous la raconter ou de la politique telle qu'on est en train de nous la faire, c'est-à-dire des discours intimidants à travers lesquels le multiculturalisme ordinaire est imposé.

Dans le titre de votre ouvrage, vous employez l'expression « discours intimidant » au singulier. Ne croyez-vous pas qu'il existe des discours intimidants aujourd'hui ?

Certainement, mais j'examine ici le discours intimidant comme procédé récurrent, comme technique. Je considère qu'il y a une unité discursive du discours intimidant, dont il est possible d'opérer la déconstruction.

Qu'en est-il du discours intimidant autour des migrants et des migrations ?

Le point de départ est un constat on a organisé en Europe une immigration de peuplement sur laquelle les citoyens n'ont jamais été consultés. On nous a dit d'abord que l'immigration était comparable à celle des années 1920 et que celle-ci n'avait pas modifié en profondeur la société. Puis du jour au lendemain on nous a annoncé que la société avait changé, qu'elle était maintenant multiculturelle.

Nous avons été mis devant le fait accompli et c'est pour ne pas avoir à rendre compte de cela que les responsables de la situation ont dû recourir à un discours d'intimidation, en commençant par culpabiliser ceux qui, à l'instar de Renaud Camus, osent se poser des questions sur ce « grand remplacement ». C'est pourtant une question qui devrait pouvoir être posée, parce qu'elle nous concerne tous, nous et nos descendants. Mais la pression idéologique bloque toute discussion et même toute réflexion.

La politique d'aujourd'hui semble faite pour des êtres déracinés, érigés en citoyens abstraits.

Quels sont les fondements de cette idéologie ?

Nous sommes confrontés aujourd'hui à une vision constructiviste du politique, à une vision formelle du concept de citoyenneté qui accompagne un changement de civilisation. Les constructivistes veulent imposer l'idée qu'une société pourrait se construire politiquement autour de principes universels et abstraits, sous la forme d'une entente entre des participants. Actuellement, cette vision monopolise l'espace politique, elle rejette sur ses marges une autre conception, celle qui prend en compte le lien concret entre les citoyens et l'affirmation de leur identité culturelle qui est une continuité d'évolution. Les constructivistes évacuent la notion de civilisation comme si elle n'avait aucun rapport avec l'existence collective, et l'adjectif « sociétal », d'usage assez récent, sert à déclasser ces questions en les rejetant hors du champ politique. Une politique constructiviste est faite pour des êtres déracinés, érigés en citoyens abstraits. Je note que cette conception se trouve contredite par de grands penseurs, comme Montesquieu, de Maistre, et même Rousseau, qui parle bien de « contrat social » mais pour un peuple qui a son identité, laquelle réclame d'après lui une législation appropriée.

Quel est l'angle de votre critique ?

Tout simplement rappeler que, face au politique, il y a, pour le dire schématiquement, deux grandes familles de pensée l'une constructiviste et formelle, l'autre culturaliste et réaliste. Le propre du discours intimidant c'est qu'il stigmatise tout individu qui oserait réclamer des arguments et des démonstrations. Je le montre dans mon livre à propos de presque tous les préjugés modernes (y compris sur la bioéthique). Pour poser les problèmes en termes culturalistes, il faut bien voir ceci quand on change de peuple, on change de civilisation. Il ne s'agit pas nécessairement de rapports de force. Les populations arrivées récemment ne sont pas toujours revendicatives, mais les effets induits peuvent être plus déterminants quoique moins visibles. Les revendications directes peuvent diminuer à mesure que les transformations culturelles augmentent.

La laïcité n'est évidemment pas un rempart contre l'influence de l'islam dans notre société

Mais justement la laïcité ne freine-t-elle pas ces transformations ?

Elle est très mal comprise. Il faut distinguer deux aspects dans la laïcité. Il y a d'abord la liberté de conscience, qui est la raison d'être et le mobile de la laïcité. Là on a vraiment affaire à un droit, car la force se rend odieuse quand elle entend gouverner les âmes. Il y a un deuxième aspect, imprévisible à l'époque de Jules Ferry, mais que je mets en lumière dans mon livre la neutralisation des contenus civilisationnels. En contexte multiculturaliste, la référence à une identité culturelle disparaît puisqu'elle est considérée comme non pertinente par rapport à la citoyenneté, qui devient une citoyenneté hors sol. Et ici tout se tient il faut que la citoyenneté soit hors sol pour que tous les nouveaux arrivants puissent s'y reconnaître. Or par sa « neutralité », la laïcité est très propice à cette mutation ; on le voit quand des écoles primaires renoncent à la crèche, voire au sapin de Noël, ou quand des enseignants hésitent à faire visiter une église et se croient obligés de faire la même activité autour de la mosquée, comme pour maintenir une parité. La laïcité n'est évidemment pas un rempart contre l'influence de l'islam dans notre société. Voyez comment se fait la formation des aumôniers musulmans. Le rempart ce serait une politique d'affirmation culturelle. Mais c'est l'inverse qui se produit. Toutes les cultures se retrouvent à égalité. La référence à notre civilisation ne sera plus citée puisque ce « nous » est désormais déconnecté d'un héritage commun. Ce n'est pas par hasard que les partisans d'une construction abstraite du politique sont de si fervents défenseurs de la laïcité. Contrairement à une opinion répandue, la laïcité aujourd'hui n'est pas un rempart contre le multiculturalisme, elle est devenue au contraire le Cheval de Troie de la désintégration identitaire. Il faut avoir conscience de cela, car c'est assez inquiétant.

Vous avez peur ?

Non, je ne suis pas quelqu'un de particulièrement angoissé. Voyez, votre question participe déjà du discours intimidant que je dénonce et qui va jusqu'à la psychiatrisation. Je ne dis évidemment pas cela pour vous, mais cette façon très actuelle de parler de « crise d'identité », de « sentiment d'insécurité », de « peur de l'étranger » accrédite la thèse d'une espèce de trouble subjectif qui ne correspondrait à aucun fait objectif. Celui qui ne se conforme pas aux idées obligatoires est traité comme un esprit malade qu'il faut soigner; son discours est dépolitisé. Je dis simplement qu'une autre perspective est envisageable un monde multipolaire, équilibré, dans lequel chaque civilisation pourrait puiser dans ses ressources les moyens de se dynamiser et de se donner une vision d'avenir. Je suis attaché au dialogue interculturel, qui n'a rien à voir avec la société multiculturelle.

Le dialogue entre les cultures suppose l'existence de cultures qui s'affirment.

Expliquez-vous ! On croit tous que le multiculturalisme, c'est le dialogue...

On nous le dit, c'est vrai, on nous le répète les sociétés multiculturelles sont des sociétés pluralistes. Ce que j'explique, c'est qu'à partir du moment où (pour réaliser l'égalité) on considère qu'il n'y a plus que des étrangers, que la différence entre nous et les autres est dépassée, il n'y a plus de place pour l'altérité, nous nous trouvons tous les uns à l'égard des autres dans le même rapport. Le dialogue entre les cultures suppose l'existence de cultures qui s'affirment. Nos sociétés prétendument pluralistes impliquent à l'inverse un renoncement à soi au profit de la mixité, du mélange, du brassage. Généraliser ce principe c'est tendre non pas vers la pluralité, mais vers l'universelle similitude. Personnellement, je préfère ne pas me sentir partout chez moi, je suis très content de découvrir des pays étrangers, où les gens vivent encore autrement. C'est pareil en littérature, il y a des spécificités nationales ou continentales et je trouve cela très appréciable. D peut y avoir des frottements entre les civilisations, je ne suis pas naïf, mais le choc des civilisations n'est pas une fatalité. On oppose parfois « la civilisation » aux « civilisations », mais transformer le monde en une sorte de « société générale », ce serait plutôt contribuer à l'affaissement de la civilisation.

C'est dans cette perspective que vous vous livrez à une véritable critique de l'universel ?

Ma critique n'est en rien une critique de l'universel, c'est une critique de l'universalisme et même, dirais-je, d'un certain universalisme. Quelques mots pour expliquer ce que j'entends par là. D'abord l'universel : ce n'est pas un élément dans lequel on s'installe mais un horizon à quoi peut prétendre légitimement toute grande civilisation. Prenons un exemple musical la musique soufie iranienne et du Jean-Sébastien Bach, ce n'est pas du tout la même chose, les codes et les styles sont différents, mais on ressent une même aspiration à quelque chose qui nous dépasse.

L'universel n'est pas logé dans l'une ou dans l'autre, il se révèle dans leur commune aspiration à une grandeur qui nous élève. Or ces musiques ne parviendraient pas à nous hisser si haut si elles ne puisaient pas au plus profond d'une tradition. Une musique qui serait « de nulle part » ne serait qu'une improvisation ou une exécution technique sans intérêt. Ensuite je me méfie d'un universalisme abstrait qui est d'autant plus intimidant qu'il se présente sous le signe de la vérité en soi, de la morale universelle, des valeurs universelles, alors que la raison elle-même a une histoire. Ceux qui prétendent par leur discours universaliste être au-dessus de la diversité des cultures s'expriment, en réalité, dans des termes et des concepts qui sont le résultat d'une longue histoire culturelle.

Il n'y a donc aucune loi universelle concrète ? Aucune morale universelle ?

Je ne crois pas qu'il y ait des principes vrais en soi. En revanche, il y a forcément des principes d'action communs, qui renvoient à des situations communes ou aux structures communes de l'expérience. Il y a des fonctionnements analogues qui produisent des normes identiques, mais cette identité n'est pas nécessairement la trace d'une vérité située au-delà de ces situations et expériences humaines.

Comment voyez-vous le rôle social du philosophe que vous êtes ?

Il y a un chantier formidable pour les philosophes aujourd'hui parce qu'il y existe un lien évident entre philosophie et résistance aux discours intimidants. Les idéologies d'autrefois, bien estampillées, libéralisme contre communisme par exemple, ont cédé la place à quelque chose de moins identifiable un système d'idées mondialistes, universalistes, égalitaristes, « modernes » (voire post-modernes) assez contraignant toutefois pour produire des injonctions sur la manière dont nous devons penser et vivre, assez puissant pour détourner notre attention, biaiser notre perception du réel, et nous rendre pour ainsi dire incompréhensibles à nous-mêmes. Les questions qui nous sont posées sont chargées de présuppositions qui tiennent à cette idéologie. Le rôle de la philosophie c'est de ne pas prendre ce discours pour argent comptant, et avant de répondre aux questions, de mettre en doute les présuppositions. Autrefois le philosophe était celui qui refusait les vieilles traditions au nom du savoir. Aujourd'hui, il doit refuser, il doit déconstruire ou décoder les préjugés modernes... Il y a dans cette opération une dimension de désaliénation qui est importante parce que nous avons le droit de nous comprendre nous-mêmes et de nous affirmer. Et ce droit que nous revendiquons pour nous-mêmes, nous le réclamons aussi pour les autres.

Laurent Fidès, Face au discours intimidant, éd. du Toucan 2015, 284 pp.

Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie  2 juillet 2015 n°910

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