Alain Finkielkraut écrit cette fois « à la première personne » et cela donne son titre au livre que nous avons entre les mains, dans lequel revient avec franchise sur son itinéraire intellectuel.
Il ne suffit pas de dire ce que l’on pense pour être sincère. Encore faut-il être capable de nommer ses propres états d’âme et ce n’est pas donné à tout le monde. Alain Finkielkraut nous explique comment il est devenu sincère après avoir connu le grand vent de Mat 68 cette période ou l’on était souvent plus conformiste que sincère. Reprenant les mots des autres, le lexique révolutionnaire qui fleurit en quelques semaines, on se barbouillait d’un jargon, avec lequel il était très difficile d’être soi-même.
Sagesse de l’amour
Ce sont des rencontres qui ont permis à Alain Finkielkraut de découvrir sa propre pensée. Pascal Bruckner, avec qui il écrivit, en pleine période de glaciation idéologique, non pas sur des idées, mais sur la vie, sur l’amour tel qu'il fleurissait après ce beau mois de Mai : comme un désordre ? - Le désordre amoureux est le titre de cet ouvrage - Ou peut-être comme un ordre supérieur. À l’époque, les clients des analystes lacaniens à Saint-Germain-des-Prés apprenaient aux étudiants attardés à « ne pas céder sur leur désir ». C'est sur l’amour qu’il ne faut pas céder prononce Finky Plus tard, il n’hésitera pas à défendre la sagesse de l’amour.
Une autre rencontre trop brièvement narrée, c’est la rencontre avec ce grand romancier tchèque devenu francophone qu est Milan Kundera. « J’ai réalisé au contact de Milan Kundera que l’hermétisme n’était pas un gage de supériorité intellectuelle. J'ai cessé d’être intimidé par l’obscurité des discours. On aime en France se parer d’illusions sonores ». Et de citer Kundera lui-même : « Rien ni personne n’est dispensé du comique qui est notre condition, notre ombre notre soulagement et notre condamnation ». Que ce soit le très sérieux Finkielkraut qui reprenne cet éloge du comique, il faut avouer que cela ne manque pas de sel. Mais aussi, ça fait réfléchir.
Des cacouacs au Parti ouaf-ouaf
Comme cet aveu très humble de ce que lui a apporté Kundera en politique : il évoque un article intitulé “Un Occident kidnappé”. « Quel choc ! Moi qui, échaudé par les cataclysmes du XXe siècle tenait pour suspectes toutes les patries charnelles Israél excepté, je tombais des nues (…) J’étais soudain confronté à une défense de l’identité européenne et de l’identité nationale qui ne pouvait en aucun cas être assimilée au racisme. L’Europe ou ta nation, disais-je avant de lire Kundera. J’apprenais en le lisant que l’Europe et la nation pouvaient être une même cause ».
J’ai cité ce passage parce que le lecteur y retrouvera sans doute quelque chose de son propre parcours. C’est ce que Guillaume Bernard appelle le mouvement dextrogyre. Finkielkraut est devenu un homme de droite sans vraiment s’en rendre compte. Il ne comprend pas ceux qui s’en étonnent. Comme Voltaire au XVIIIe siècle nommait dédaigneusement ses ennemis les cacouacs, en pensant au cri de la grenouille, a plusieurs reprises dans ce livre, désignant les chiens de garde de l’idéologie dominante, Alain Finkielkraut traite de haut ceux qu’il appelle le Parti ouaf-ouaf, leurs gloussements et leurs sarcasmes. C’est qu’il n’est pas devenu réac de gaité de coeur FinKielkraut, c’est l’époque qui veut ça.
La preuve de l’existence du diable
Même sur la question de l’antisémitisme, il a été contraint d’évoluer pour suivre le mouvement de l’époque. La force du peuple juif au XXe siècle a consisté a être « de nulle part », c’est-à-dire potentiellement de partout. Aujourd’hui, alors que tout le monde veut être de nulle part, les juifs se découvrent, eux, de quelque part. « Leur cœur bat pour Sion ». Ils rêvent de leurs racines à l’époque où il est de bon ton, pour un goy d’abjurer les siennes. Finkielkraut ne fait que constater ce décalage et ne donne aucune clef. Mais il avertit du danger bien réel de l’antisémitisme qui vient, et qui n’a rien à voir avec le vieil antisémitisme à la française : « Loin d’être une prévention efficace contre la résurgence du pire, la dénonciation solennelle de l’antisémitisme d’hier et la volonté d’en tirer les leçons pavent, la voie à l’antisémitisme qui vient. Ce paradoxe est la preuve irréfutable de l’existence du diable ».
Le diable aujourd’hui n’est pas où on croyait, dans la méchanceté des nazis, et cela parce qu’en France, il n’y en a plus. Belzébuth, comme souvent, est dans les bons sentiments, qui, en multipliant les migrants sur la terre de France, fait que « des cités entières aujourd’hui se vident de leurs habitants juifs, et les synagogues, les écoles, les centres culturels juifs sont désormais des forteresses munies de caméras de surveillance ». Mais comme dans les années 30, personne ne dit mot; Finkielkraut en est convaincu : sa communauté n’a pas le droit de se tromper sur le diable, car le péril est mortel.
✍︎ Alain Finkielkraut, À la première personne, 128 p., éd. Gallimard, 14€
Joël Prieur monde&vie 24 octobre 2019 n°977