Proudhon, qui, en 1863 déjà, proclamait la nécessité « du principe fédératif », mettait ses disciples en garde contre cette déformation et cet abus. De cet ouvrage fameux, il est de bon ton de répéter une phrase : « Le vingtième siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans » et d’en citer … implicitement une autre, en négligeant d’en Indiquer la source : « L’Europe serait encore trop grande pour une confédération unique : elle ne pourrait former qu’une confédération de confédérations ». Il semble que ce soit là tout ce qu’on ait retenu de ce traité fondamental.
N’oublie-t-on pas un peu trop facilement avec quelle force il s’est lui-même déclaré « républicain, mais irréductiblement hostile au républicanisme tel que l’ont défiguré les jacobins » ? N’oublie-t-on pas qu’aucune insistance ne lui paraissait indiscrète quand il s’agissait de répéter à ses correspondants : « Méfiez-vous des jacobins qui sont les vrais ennemis de toutes les libertés, des unitaristes, des nationalistes, etc … »
Renvoyons au maître incomparable, au maître français du fédéralisme ceux de ses compatriotes qui affectent de se réclamer de sa doctrine :
« Il a été parlé maintes fois, parmi les démocrates de France, d’une confédération européenne, en d’autres termes des « Etats-Unis de l’Europe ». Sous cette désignation, on ne paraît pas avoir jamais compris autre chose qu’une alliance de tous les Etats, grands et petits, existant actuellement en Europe, sous la présidence permanente d’un Congrès. Il est sous-entendu que chaque Etat conserverait la forme de gouvernement qui lui conviendrait le mieux … Une semblable fédération ne serait qu’un piège ou n’aurait aucun sens…
« J’ai entendu d’honorables citoyens des Flandres se plaindre de manquer de notaires et de magistrats qui comprissent leur langue et accuser très haut la malveillance du gouvernement. Une domestique flamande, envoyée à la poste pour retirer ou affranchir une lettre, ne trouvait à qui parler. « Apprenez le français », lui disait brusquement l’employé. MM. les gens de lettres parisiens observeront sans doute que l’extinction du flamand ne serait pas pour l’esprit humain une grande perte ; il en est même qui poussent l’amour de l’unité jusqu’à rêver d’une langue universelle. En tous cas ce n’est pas de la liberté, ce n’est pas de la nationalité, ce n’est pas du droit …
« Est-ce que cette démocratie qui se croit libérale et qui ne sait que jeter l’anathème au fédéralisme et au socialisme, comme en 93 le leur ont jeté ses pères, a seulement l’idée de la liberté ?
« Si demain la France impériale se transformait en Confédération, l’unité serait de fait maintenue. Mais… les influences de race et de climat reprenant leur empire, des différences se feraient peu à peu remarquer dans l’interprétation des lois, puis dans le texte; des coutumes locales acquerraient autorité législative, tant et si bien que les Etats (« les nouveaux Etats confédérés au nombre de vingt ou trente », écrivait quelques lignes plus haut Proudhon) seraient conduits à ajouter à leurs prérogatives celles de la législature elle-même. Alors vous verriez les nationalités dont la fusion plus ou moins arbitraire et violente, compose la France actuelle, reparaître dans leur pureté native et leur développement original, fort différentes de la figure de fantaisie que vous saluez aujourd’hui…
« La nation française est parfaitement bien disposée pour cette réforme … La tradition n’y est pas contraire : ôtez de l’ancienne monarchie la distinction des castes et les droits féodaux. La France avec ses Etats de province, ses droits coutumiers et ses bourgeoisies n’est plus qu’une vaste confédération, le roi de France un président fédéral. Au point de vue géographique, le pays n’offre pas moins de facilités : parfaitement groupé et délimité dans sa circonscription générale, d’une merveilleuse aptitude à l’unité on ne l’a que trop vu, il convient non moins heureusement à la fédération par l’indépendance de ses bassins dont les eaux se versent dans trois mers (1). C’est aux provinces à faire les premières entendre leurs voix» (2).
Une organisation pseudo-fédérale qui négligerait les diversités des « minorités ethniques» ne serait qu’une immense et cruelle duperie. M. Denis De Rougement ne serait pas Suisse s’il n’en avertissait dûment l’opinion française dans « L’Europe en jeu »: « Seul, le fédéralisme ouvre des voies nouvelles. Seul, il peut surmonter – voyez la Suisse – les vieux conflits de races, de langues et de religions sclérosés dans le nationalisme ». Mais est-ce vraiment l’idéal d’une « Europe helvétisée » qui inspire nos fédéralistes officiels de tous plumages ? Qui nous garantira que la formule fédérale, avant de régir les relations entre Etats, s’appliquera à leur constitution interne ? Telle est pourtant la condition préalable de l’aménagement correct et loyal d’un ordre fédéraliste digne de ce nom.
Fabre-Luce l’indique avec sa hauteur de vues coutumière, dans son livre sur « Les Etats-Unis d’Europe » :
À suivre