III. Décollage du capitalisme en France
Au sortir de l'épopée napoléonienne se répand le sentiment de l'existence d'un retard français par rapport à l'Angleterre. F. Caron ouvre son histoire économique de la France (33) en rappelant que la traversée de la Manche était nécessaire pour s'initier aux techniques nouvelles, pour y embaucher des ouvriers. Le retard a donc un sens précis: l'écart technologique qui s'est creusé pendant la Révolution et l'Empire, "catastrophe nationale" d'après M. Lévy-Leboyer. Mais l'économie française a finalement progressé au XIXième siècle avant les Etats-Unis et l'Allemagne. Ne faut-il pas alors nuancer le qualificatif et en réévaluer d'autres aspects? D'abord parce que les démarrages sont inimitables; l'obsession du retard oublie que le comparatisme est un art délicat. Nous en montrerons les embûches. Ensuite, les transformations importantes ne sont pas souvent le résultat d'une action précise, mais résultent d'effets pervers. Nous relèverons ceux dont le rôle est incontestable.
Des démarrages inimitables
Le capitalisme n'est pas universel et n'émerge pas automatiquement par simple accumulation de capital. A. Caillé (34) insiste sur l'aplanissement nécessaire de trois disjonctions pour former le capitalisme indissociable du marché. La disjonction spatiale: le prix d'une denrée doit être identique sur les marchés villageois; disjonction temporelle: refus du crédit généralisé (avec le crédit apparait la dépendance des communautés par rapport à l'échange); disjonction entre grand commerce (réservé à l'Etat et aux groupes dominants) et commerce local. Le grand commerce (d'aventure, à longue distance) existe de tous temps un peu partout. Il procure des profits élevés, mais incertains. Par contraste, le capitalisme suppose un commerce de marchés, portant sur des biens courants reproductibles en grande quantité. Les prix se fixent alors sur ces marchés qui intéressent les classes moyennes, regroupement hétéroclite d'artisans, marchands, fonctionnaires, laboureurs à l'aise.
Dans l'histoire du développement, l'Angleterre a ouvert la voie par la réunion d'un ensemble de conditions non programmables a priori (35). Au début du XVIIième siècle, elle se tailla un empire dans le nouveau monde. La Révolution anglaise donna le pouvoir au parlement après 1688 et le Roi n'eut plus l'initiative fiscale. Les victoires contre les Hollandais lui ouvrirent le marché mondial. Enfin, les enclosures dégonflèrent peu à peu les actifs du secteur primaire qui, affluant dans les villes, engendrèrent des relations nouvelles entre producteurs ruraux et centres urbains. Tout cela n'était pas original et ne garantissait aucune supériorité définitive. Le basculement se produisit après 1780: l'innovation technique matérialisée par la machine à vapeur appliquée à l'industrie textile et à la métallurgie. L'accroissement de puissance fut tel que Manchester fabriqua des cotonnades à meilleur prix que les artisans de l'Inde (Madras, Calcutta). Les Français, comme les autres, ont été surpris par ce changement qui mettait le monde à la portée des Anglais, aptes à ruiner, à pastoraliser quelque pays que ce soit... Il fallait que ces marchés fussent libres d'accès, ce que la Révolution française, involontairement, a favorisé. Les auteurs français, frappés par l'industrilisation, négligent les éléments complémentaires. Pourtant, la technique est insuffisante à assurer un développement cumulatif. Il faut tout d'abord une structure de la population active, liée à l'organisation sociale et aux rendements agricoles, or il n'y a pas de "Révolution alimentaire" en France jusqu'en 1840, moment où les rendements des céréales s'accroissent sans retour (36). La Révolution de 1789 a provoqué une dégradation du niveau alimentaire, comme toutes crises de subsistance depuis des siècles. Rien d'original donc, si ce n'est, d'après Morineau, que les mauvaises récoltes ne donnent plus lieu à des envolées de prix aussi spectaculaires qu'au siècle précédent car l'approvisionnement s'est fluidifié. Deuxième ingrédient: les marchés extérieurs, dans plusieurs branches du commerce international.
La France avait su conquérir ou garder une excellente position. Domination des marchés d'Italie et du Levant; premier fournisseur de l'Espagne en articles manufacturés, extension du commerce d'entrepôt des denrées coloniales par Saint-Domingue (où la productivité des cultures de la canne et du café en autorisait la vente à vil prix). La France ne concurrençait pas réellement la Grande-Bretagne, car la part de l'industrie y était faible (2/5). L'essentiel portait sur le café, le sucre, le vin et, point faible que la Révolution balaiera, il dépendait étroitement de Saint-Domingue. Enfin, l'industrie; elle a montré beaucoup de vitalité au XVIIIième siècle, en particulier: la laine, les toiles, le coton, la soie. L'industrie minière a démarré (charbon) et, avec elle, la production de fonte.
Résumons encore, si cela est possible sans caricaturer. La Grande-Bretagne a moins de main-d'œuvre agricole, domine des marchés et a, la première, utilisé la technique pour produire des biens destinés à des classes moyennes. Elle n'est pas organisée selon le modèle royal français. La comparaison selon le seul critère industriel est insuffisante. L'appréciation doit porter sur une configuration de structures (sociales et économiques) dans un environnement où la guerre impose ses contraintes matérielles, ce que nous montrerons ci-dessous, après que les éléments peu liés au conflit eurent été envisagés.
Une main-d'œuvre surabondante qu'il faut orienter vers l'industrie et qui, vivant en ville, doit acquérir peu à peu de nouvelles normes de consommation. Ce premier passage obligé (dans le contexte socio-historique du XVIIIième siècle) dans la longue marche du développement s'était ouvert au milieu du siècle dans le grand mouvement en faveur de l'éducation. Le despotisme éclairé avait reçu l'assentiment de tous les penseurs français, à l'exception de Rousseau, pour mettre en œuvre une politique de réformes inspirées par la raison, en vue de bien commun. Il y eut donc des tentatives pour créer des établissements pilotes: école des Ponts et Chaussées (1744), école royale militaire (1751). De plus, certaines régions disposaient d'une population alphabétisée. Alors qu'en 1790, le taux moyen n'atteignait pas 50%, le Nord-Est de la France était alphabétisé à 68%. Enfin, il existait une tradition corporatiste qui formait des artisans dans les écoles techniques. La Révolution a accéléré l'introduction des sciences dans les études, œuvre couronnée par l'université napoléonienne. Mais l'idée d'instruction publique ou d'éducation nationale n'est pas "révolutionnaire" et la Révolution ne se dote pas des moyens nécessaires à la réalisation concrète de son slogan: l'instruction gratuite pour tous. Le développement économique de la France, fondé en partie sur une main-d'œuvre relativement qualifiée, ne sera pas affecté par la Révolution.
À suivre