Finalement, les difficultés dans lesquelles s’est empêtrée la droite sont tout aussi grandes que celles dans lesquelles se trouve la gauche : « Estimant à juste titre que la société précède les individus, la droite en est venue à adhérer à un système dont l’un des postulats est qu’une société peut fonctionner en associant des individus uniquement liés par le contrat juridique et l’échange marchand. [...] Il n’y a décidément rien à attendre de cette droite-là » (p. 206).
Immigration, européisme, mondialisation sont les nouvelles conditions historiques qui décomposent les peuples politiques européens et Alain de Benoist montre que les partis dits de gouvernement, héritiers d’un clivage gauche-droite dépassé, ne sont pas en prise sur ces grands bouleversements. Les partis populistes, dont auteur rappelle utilement la grande diversité et extension européenne, voire aujourd’hui américaine, sont nés de la décomposition des systèmes partisans qui, aveuglés par leur idéologie libérale, n’ont pas su voir la détresse des peuples qu'ils étaient censés servir. Il s'agit de prendre au sérieux ces partis dont l’extension, la permanence, et parfois l’accession au pouvoir, montrent désormais qu'une interprétation en terme de protestation, de pathologisation ou de diabolisation est tout à fait insuffisante. Les prendre au sérieux, c’est comprendre qu’ils nous reconduisent à la réalité des peuples et de leurs conditions d’existence : « Voila en fait plusieurs décennies que le peuple constate que sa vie quotidienne a été affectée en profondeur par des évolutions sur lesquelles on ne l’a jamais consulté et que la classe politique, toutes tendances confondues, n'a même jamais cherché à infléchir ou a enrayer » (p. 14).
[La communauté en commun]
Mais si le populisme est bien cette pression exercée par les peuples européens en proie à leur décomposition sur les systèmes partisans, s'il est bien, comme nous l’avons nous-même nommé : le « retour du refoule des peuples européens », comment interpréter son exigence ? Cette exigence est-elle, contre la dérive de la démocratie libérale, de retrouver cet être-ensemble, cette communauté du « demos » présupposée par toute démocratie ? Derrière le populisme, n’est-ce pas l’exigence de la communauté qui réapparait ? On retrouve ici des thèmes chers à Alain de Benoist, chez qui la critique de l’individualisme libéral s'est toujours doublée d’une pensée de la communauté. C'est dans un chapitre sur « Communauté et communautarisme » et dans un autre sur « Liberté, égalité, fraternité » que le souci de réintroduire le caractère communautaire du peuple est réaffirmé, dans une tension avec la conception libérale et « républicaine » de celui-ci. Reprenant le débat entre « communautariens » et « libertariens », Alain de Benoist montre une certaine sympathie pour les premiers, réputés penser l’être-social de l’homme dans la lignée d’Aristote. Au contraire, les libertariens seraient les continuateurs de l’individualisme libéral et républicain des Lumières.
Dans cette partie la plus personnelle de son livre, Alain de Benoist ne cache pas qu’il est proche de l’anthropologie et de la politique des « communautariens », qu’il veut disculper de l’accusation de « communautarisme ». En effet, ceux-ci font retour à Aristote, en critiquant l’idée d'un individu capable de se construire lui-même en dehors de toute communauté. La critique de l’individualisme libéral et de l’anthropologie sur laquelle il repose semble effectivement pertinente et nécessaire. Mais comment refonder la communauté, communauté qui serait aussi celle à laquelle aspire le peuple dans son « populisme »? Alain de Benoist pense le lien de individu à la communauté comme un lien d’appartenance : « Les communautés, qu’elles soient anciennes ou récentes, de nature historique, ethno-culturelle, linguistique, religieuse, sexuelle, ou autre, sont des dimensions naturelles d’appartenance » (p. 243.) Toute la question est de savoir ce que signifie « appartenir à », et dans quelle mesure l’appartenance s’articule avec la liberté ? Car le débat sur le communautarisme est un débat sur la compatibilité de l’appartenance et de la liberté. Alain de Benoist a raison de souligner qu'une « liberté » qui ne fait pas fond sur !’« appartenance » est abstraite, mais une « appartenance » qui ne débouche pas sur la « liberté » est-elle celle que nous voulons ?
À cet égard, l’auteur revient sur la question d’assimilation de l’islam et critique le « laïcisme » et ses conséquences contre-productives. Prenant ses distances avec l’interdiction du voile, il se demande si ce n'est pas celle-ci qui a produit en réaction leur prolifération. Plus généralement, il se demande si l'assimilation est encore possible et souhaitable, ou si au contraire la loi commune, sur laquelle il admet lui-même qu'il ne faut pas transiger, ne peut être compatible avec une certaine dose d’altérité des mœurs. Sur ce point, on sent bien la sympathie de l'auteur avec les positions d’ « accommodements raisonnables » d’un Charles Taylor et avec un « fédéralisme » qui permettrait d’articuler identité et différence, en particulier par la mise en œuvre du principe de subsidiarité.
[Articulation de l’appartenance et de la liberté]
Nous avouons ici ne pas suivre complètement notre auteur, même si nous partageons son scepticisme quant à l’efficacité d’une conception purement juridique de la laïcité. Il nous semble même que, paradoxalement, Alain de Benoist interprète de manière individualiste, et par un raisonnement juridique de nature libérale, le port du foulard, faisant de la signification donnée par l’individu le critère à prendre en compte par le législateur. Or, ni le foulard, ni le burkini, ni l’ensemble des mœurs « musulmanes », qui sont en réalité des mœurs « islamistes » (nous divergeons aussi sur ce point de Pierre Manent), ne nous semblent devoir être interprétés comme des choix individuels, mais comme l’avancée de modèles collectifs de moeurs, dont la cohérence seule est significative, et entrera en contradiction avec la cohérence de nos propres modèles de mœurs et de lois en se développant de manière imitative.
Il ne nous semble par ailleurs pas certain que la République française, dans sa pensée comme dans sa pratique, ait toujours été cette promotion de l’individu et du citoyen abstrait qu’il fallait « arracher » (Alain de Benoist reprend avec raison cette expression à Vincent Peillon pour épingler le républicanisme abstrait, qui, chez ce dernier d’ailleurs, semble aujourd’hui se renverser en multiculturalisme béat...) à ses communautés d’‘appartenance. Il est possible qu’elle ait été parfois au contraire le moment heureux d'une articulation de l’appartenance et de la liberté. Il est possible que le « moment populiste » soit aussi la nostalgie de ce moment heureux de la République, moment d’une « liberté heureuse », selon le mot de Thibaudet, qui n’exigeait pas le sacrifice de l’appartenance, mais sa sublimation, et qui débouchait sur l’expérience d’une communauté très particulière, la communauté française.
Montrer que la République puisse être aussi une communauté, est peut-être le défi le plus stimulant et le plus profond que Le moment populiste nous invite à relever.
Alain de Benoist, Le moment populiste, Pierre-Guillaume de Roux, 352 p., 23,90 € (en librairie le 26 janvier).
Vincent Coussedière éléments n° 164 Février-Mars 2017