Implexe, foisonnante, parfois cryptique, l’œuvre d’Ernst Jünger (1895 – 1998) est de celles qui, par la profondeur des « idées » qu’elles mobilisent et auxquelles elles donnent naissance, nécessitent une introduction. Le livre d’Alain de Benoist remplit parfaitement ce rôle ; il est loin de s’en contenter. S’il définit d’emblée et avec beaucoup de clarté l’espace de la réflexion jüngerienne et les « notions » qui la traversent, c’est pour entamer une passionnante narration philosophique, abondamment ponctuée d’éléments bio-bibliographiques.
Une pensée non-conforme
Cette alternance entre un approfondissement théorique continu et le récit des moments décisifs de l’histoire de Jünger, donne à l’ouvrage un caractère vivant et organique, situant l’originalité d’une oeuvre qui, ayant su s’arracher à l’esprit de système, n’a eu de cesse de se renouveler. Son engagement, comme sa littérature, font d’Ernst Jünger une figure à part, à côté (et souvent au-delà) des mouvements auxquels on l’a souvent rattaché, à tort ou à raison. En témoigne, par exemple, la réception très majoritairement négative d’une de ses oeuvres maitresses, Le Travailleur (1932) : « Ni les nationaux socialistes, ni leurs adversaires ne purent l’exploiter » (Lettre à Henri Plard, citée p.69). « Au moment de l’irrésistible ascension du national-socialisme, il ignorait le racisme et l’antisémitisme. À une époque où les mouvements nationaux faisaient l’apologie du monde rural et des différences individuelles, il réclamait la suppression de l’individu et exaltait sans retenue la toute puissance de la technique » (p.69).
Son opposition radicale à « l’être-bourgeois » lui vaut le mépris de l’aile droite de la Konservative Revolution alors que cette même opposition, échappant à la marxologie léniniste, lui vaut l’anathème des milieux bolchéviques (à de notables exceptions, chez de rares « nationaux » à l’instar d’Armin Mohler, évidemment).
La notion de Figure et son incarnation : le Travailleur
Il faut dire que Le Travailleur est une oeuvre qui se distingue nettement d’une bonne part de la production idéologique et littéraire de l’entre-deux guerre. Il n’est ni une somme d’économie politique, ni un essai anthropologique, ni un manifeste, ni encore moins un programme politique.
C’est peut-être avant tout son objet qui fait son originalité. Le Travailleur de Jünger n’est pas le sujet économique du marxisme ni même, sur un autre plan, le produit d’un Zeitgeist donné : il est tout cela et bien plus encore, il est la condition de possibilité du Zeitgeist lui-même, il est une Figure.
Alain de Benoist en introduit la notion, centrale chez Jünger, dans la première partie de l’ouvrage (« Types et Figures dans l’œuvre d’Ernst Jünger » pages 11 à 24) avec la virtuosité et la rigueur « universitaire » qu’on lui connait.
La Figure (Gestalt) peut se comprendre en remontant à sa source théorique, dans une école de pensée relativement méconnue en France, la Gestaltheorie (elle-même issue du gestaltisme psychologique). Celle-ci postule, dans une perspective holistique, que les caractéristiques du particulier ne peuvent être saisies qu’à partir d’une appréhension de l’ensemble : « dans la Figure repose le tout qui englobe plus que la somme de ses parties » (Le Travailleur, p. 78).
La Figure est ce qui fait être l’Histoire, « les normes esthétiques, scientifiques et morales » (Marcel Décombis, cité p. 45)
Or, la Figure de la Modernité, affirme Jünger, est celle du Travail. Alain de Benoist, qui le cite, nous en indique la portée à la page 46 : « Il ne peut exister aujourd’hui qui ne se conçoive comme Travail : “ Le tempo du poing, de la pensée et du cœur, la vie qui va jour et nuit, la science, l’amour, l’art, la foi, le culte, la guerre, tout est Travail ” ».
La Figure du Travailleur est amenée à mettre un terme au règne de l’individu bourgeois et aux valeurs qui lui sont assorties. Le Jünger de l’ « Ancien testament » place sa foi dans une technique « prométhéenne » et célèbre la « mobilisation totale » qui annonce la transmutation de l’anomie bourgeoise en une société organique : le Travailleur œuvrant pour un destin collectif, loin de l’égoïsme individualiste moderne.
Friedrich Georg Jünger et la « Révolution Intérieure »
C’est par la très dense mention biographique de son frère, Friedrich Georg (1898 – 1977), qu’Alain de Benoist introduit le revirement critique d’Ernst Jünger, influencé par l’œuvre trop peu connue en France de son cadet. Ce dernier, poète, essayiste et philosophe, énonçait dès 1939 dans Die Perfektion der Technik, un point de vue radicalement opposé à celui de son frère sept ans auparavant. La technique aliène l’homme, l’abandonne dans la seule axiomatique de l’avoir où il se nie et se perd. « Partout, le monde de la technique intensifie l’angoisse et le sentiment d’étrangeté, [l’homme] se transforme en un être technomorphe, toujours plus dépendant des objets techniques auxquels il recourt ». Vision aujourd’hui confondante d’actualité…
La technique est l’élément titanesque du monde, le lieu des « forces élémentaires incontrôlées », éloignant toujours davantage les dieux, à mesure qu’elle rompt la « solidarité naturelle, [la] continuité organique entre la vie et l’univers, entre les végétaux, les animaux et les humains » (p. 105).
Adoptant ce point de vue, l’amplifiant et l’étayant (nous parlions de sa « Révolution intérieure » à partir de Blätter und Steine), Ernst Jünger ne va pour autant jamais renier son Travailleur. Si sa positivité et la libération qu’aurait dû permettre la technique ne correspondent plus à la visée finale de l’auteur, la prégnance de la Figure est toujours plus actuelle : « Les catastrophes ne peuvent entraver sa marche » écrivait-il à la veille de la défaite allemande (p. 99). L’extension du domaine du Travail et de la technique ne s’est pas démentie depuis.
Le Rebelle et l’Anarque
Vont lui succéder (ou se superposer), deux voies alternatives consécutives, celle du Rebelle et celle de l’Anarque. Alors que le Rebelle est une Figure « en fuite », cherchant une résistance intérieure dans le repli (Traité du rebelle ou le recours aux forêts, 1951) l’Anarque, lui, le héros de Eumeswil (1977), n’en a plus besoin. Ni ermite ni anarchiste, il ne souhaite pas voir le pouvoir s’effondrer, il se maintient indépendamment et au-delà de lui, comme un « centre immobile » (p. 117). En cela, on trouve une structure hégélienne à la théorie de la Figure : la « position » du Travailleur, la « négation » du Rebelle, la « réconciliation » dans la puissance de l’Anarque.
Avec Heidegger, médiations autour du nihilisme
Pour finir, on ne peut évoquer l’ouvrage d’Alain de Benoist sans mentionner « le spectre d’Heidegger », en tension permanente tout au long de l’exposition sur la technique. L’auteur lui consacre le chapitre qui clôt l’ouvrage : « Jünger, Heidegger et le nihilisme » (p. 157). Il fait dialoguer des œuvres qui se répondent, souvent directement, par la correspondance que les deux hommes ont entretenue, par exemple, ou encore par l’échange Über die Linie (Jünger) ; Über die « Linie » (Heidegger), qu’Alain de Benoist évoque à la page 109. L’approche de Heidegger dans l’ouvrage et l’écho qu’il donne à la conception jüngerienne du nihilisme sont proprement passionnants. L’opposition entre les deux philosophes, amicale et respectueuse, n’en est pas moins radicale. Elle se cristallise autour de la « ligne », du « méridien zéro », de la zone d’accomplissement et de dépassement du nihilisme. Subversion des valeurs occidentales ou achèvement de la métaphysique, déjà contenu en germe dans la conception de la vérité platonicienne ? Plus que deux thèses différentes, l’opposition met également en jeu deux attitudes face à la question : l’accélération et le renversement du nihilisme ou l’approfondissement, la localisation et le refus du langage de la métaphysique ?
L’ouvrage d’Alain de Benoist est particulièrement dense et parcourt une quantité débordante de thèmes aussi différents que (dans le désordre et sans exhaustivité) la réponse d’Evola au Travailleur, la théophanie invoquée par Jünger, sa condamnation du national-socialisme, le devenir magique de la technique, l’exposition de l’oubli-de-l’être heideggerien, la thèse de « L’État planétaire », le rapport au marxisme, la relation avec Drieu (à qui un chapitre est consacré)… On en oublie.
Ernst Jünger entre les dieux et les titans est un formidable trajet intellectuel. Tout à la fois introductif et spécialisé, Alain de Benoist nous confronte à une pensée riche et féconde. Apportant du sens à notre époque, elle dresse des modèles, inscrit une destination et propose une conduite à tenir. Loin des monomanies incapacitantes de certains courants politiques.
À posséder.
Clément d’Augis
Ernst Jünger entre les dieux et les titans, Alain de Benoist, éditions Via Romana, 2020
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