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Abstention au premier tour des régionales : un mea culpa médiatique, c’est possible ?, par Natacha Polony.

Le désintérêt pour une démocratie dont politiques et éditorialistes en vue ont tout fait pour qu’elle ne permette pas de changer le système ne peut pas nous étonner.
© Hannah Assouline

Une démocratie digne de ce nom a besoin d’une agora, rappelle Natacha Polony. Les médias devraient en être une, les réseaux sociaux auraient pu en être une autre. Encore faut-il acclimater les téléspectateurs aux débats de fond, à la contestation farouche mais argumentée, encore faut-il leur donner le goût de la démocratie, parce qu’on ne naît pas citoyen, on le devient.

Si l’on songeait à interroger les citoyens pour savoir qui ils jugent responsable du naufrage démocratique dont ces élections régionales, avec leur abstention à 66,7 %, ne sont qu’un épisode de plus, nul doute qu’ils citeraient en bonne place « les médias ». Avec des guillemets, parce qu’il ne faut pas généraliser, et parce que chacun se considérera comme à part, faisant correctement, ou du mieux qu’il peut, son travail, et ne méritant pas l’opprobre. Mais arrêtons d’ergoter. Les médias sont aussi blâmables que les politiques quand tant de citoyens considèrent que les élections ne les concernent pas car leur résultat ne changera strictement rien à leur vie. Quiconque prétend continuer à commenter, à analyser doctement, les « rapports de force » des partis politiques, dans ce contexte, participe d’une formidable escroquerie.

Le problème n’est pas tant, comme l’imaginent certains adeptes des vérités cachées et des manipulations de masse, que « les médias » seraient aux ordres et les journalistes soumis à « ceux qui les paient ». Rares sont les journalistes (assez facilement identifiables car peu discrets) qui font profession de servir consciemment un pouvoir. La connivence ne naît pas, le plus souvent, de la soumission – sinon de la soumission au jugement de la profession – mais de l’entre-soi. La fracture croissante entre les médias et les citoyens ne vient pas des manigances du pouvoir mais d’une mécanique aux multiples ressorts dont les plus puissants sont le conformisme et la pression imposée par des dirigeants qui réclament des rendements.

« Média d’opinion » et petit écran

Qui se repasse le film des dernières semaines, avec son lot de paroles politiques affligeantes et irresponsables, de polémiques absurdes ou délirantes, ou d’épisodes montés en épingle, se dit que la campagne présidentielle qui s’ouvre va nous mener de Charybde en Scylla. Encore faut-il comprendre pourquoi les médias amplifient cette dégradation de la vie publique, cette montée des haines et de l’intolérance, au lieu d’apporter un peu de raison, le sens du débat argumenté et la capacité d’identifier les véritables blocages qui expliquent la relégation des classes populaires et des classes moyennes, le chômage de masse, la désindustrialisation, la paupérisation de l’État…

« Le dégoût des citoyens vient plus généralement de cette pléthore de débats dans lesquels ne sont sélectionnés que les plus caricaturaux. »

Se focaliser sur CNews serait un peu trop simple, même si la chaîne a explicitement importé un modèle américain de « média d’opinion » qui, en France, n’existait que pour la presse écrite, mais certainement pas pour une chaîne dite d’information. Le dégoût des citoyens vient plus généralement de cette pléthore de débats dans lesquels ne sont sélectionnés que les plus caricaturaux (et non les plus radicaux, la nuance est de taille). Il s’agit de créer de l’opposition facilement compréhensible pour qu’il se passe quelque chose sur le plateau. D’où la nécessité de sélectionner les sujets immédiatement « clivants » : « pour ou contre l’écriture inclusive », c’est tout de même plus facile à développer qu’une réflexion sur l’assiette de l’impôt sur les multinationales ou la possibilité de relance de la production française par le jeu de la commande publique en contournant les contraintes européennes…

Bateleurs de plateaux vs. éditorialistes

À la décharge des rédacteurs en chef et des producteurs d’émissions, les audiences jouent les juges de paix. Il faut avoir une foi immense en l’intelligence humaine pour maintenir que l’on peut installer des débats pédagogiques sur le temps long quand Cyril Hanouna est le mètre étalon. La dérive est lointaine. Quand sont arrivées les premières émissions de divertissement, abrutissantes à souhait, pour offrir à Coca-Cola et aux autres annonceurs du « temps de cerveau humain disponible », nombreux sont ceux qui estimaient qu’on « touchait le fond ».

Nous avons sorti les tractopelles. Et nul ne peut en vouloir à ces travailleurs fatigués qui rentrent chez eux et veulent se vider la tête. Le problème est d’avoir soumis l’ensemble des chaînes à ce modèle commercial. D’avoir peu à peu réduit les espaces non soumis à l’audience. Qui se souvient qu’un Frédéric Taddeï, avec « Ce soir (ou jamais) », proposait tous les soirs des plateaux d’universitaires, d’intellectuels et de politiques, et réunissait 600 000, 1 million, et même jusqu’à 2 millions de téléspectateurs ? Un peu trop pluraliste, au goût de certains (Patrick Cohen trouvait scandaleux qu’on y invitât ceux qui pensaient mal).

Le désintérêt pour une démocratie dont politiques et éditorialistes en vue ont tout fait pour qu’elle ne permette pas de changer le système (2005 restera de ce point de vue la trahison par excellence) ne peut pas nous étonner. Les citoyens n’ont finalement le choix pour s’informer qu’entre les combats de catch des bateleurs de plateaux de télé et les démonstrations très doctes des éditorialistes gardiens du temple, pour qui toute remise en cause du système relève du complotisme, du populisme, ou d’un quelconque crime en « isme ». Une démocratie digne de ce nom a besoin d’une agora. Les médias devraient en être une, les réseaux sociaux auraient pu en être une autre. Encore faut-il acclimater les téléspectateurs aux débats de fond, à la contestation farouche mais argumentée, encore faut-il leur donner le goût de la démocratie, parce qu’on ne naît pas citoyen, on le devient.

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