Car, désormais, tout doit être rapide. La vie comme la mort. L’amour comme… la bouffe. Et si vous n’êtes pas rapide, vous ne pouvez être qu’un ringard voire, pourquoi pas, un facho.
Et c’est ainsi que, depuis six mois, plus d’une vingtaine de start-up, souvent fondées à l’étranger, se sont lancées dans le créneau, espèrant prendre de vitesse les réseaux de distribution.
Rayé de rose et de bleu, un panneau publicitaire nargue, sur le trottoir de son magasin du centre de Paris, mi-août, Charles d’Harambure *, le directeur général en France de Flink, entreprise venue d’Allemagne qui promet des courses alimentaires « livrées en dix minutes ». L’affichage annonce l’arrivée « prochaine », dans le quartier, de Yango Deli, avec un slogan : « Vos courses en quinze minutes chrono. » « Je ne sais pas qui c’est. Je ne sais même pas de quel pays ils viennent », s’exclame alors cet ancien directeur marketing du livreur de repas Foodora. Quelques jours plus tard, le 24 août, le géant de l’Internet russe Yandex annonce, par un communiqué de presse, l’ouverture à Paris de ce service, qu’il a développé en Russie depuis 2019.
C’est une effervescence inédite sur un marché dominé jusqu’à présent par les géants historiques de la distribution alimentaire. En moins de six mois, plus d’une vingtaine de start-up se sont lancées en France pour assurer une livraison ultra-rapide des courses alimentaires à domicile à partir de micro-entrepôts. Elles viennent d’Allemagne, de Turquie, de Russie, du Royaume-Uni… Se sont généralement fait la main dans leur pays d’origine, et ont désormais la France comme nouveau terrain de jeu. Elles s’appellent Gorillas, Flink, Getir, Dija… et ambitionnent de conquérir les grands centres urbains et leur population bobos ou de jeunes cadres dynamiques habitués à acheter sur Internet et avec leur smartphone.
Certaines, comme Gorillas et Dija, viennent même d’intégrer l’application Too Good To Go (en globish bien sûr mais pas en Français) pour lutter contre le gaspillage alimentaire. Tous ces acteurs espèrent prendre de vitesse les réseaux de distribution, grâce à des horaires de livraison inédits (sept jours sur sept, de 7 heures jusqu’à minuit, pour la plupart), pour à peine quelques euros. Car, maintenant, on ne déjeune plus dehors puisque « Avec la montée en puissance des commandes de repas à domicile, de nouvelles habitudes ont été prises. Le marché est aujourd’hui mûr pour ce type d’achats à distance », estime Pierre Guionin, directeur général de Gorillas en France.
D’autant plus mûr que la pandémie de Covid-19 a fait basculer les dernières réticences. « L’e-commerce reste en 2021 le circuit alimentaire le plus dynamique et dépasse maintenant la proximité », selon le cabinet Nielsen, avec 9 % des ventes, contre 8,4 % pour le circuit de la proximité, d’après les données arrêtées au 13 juin. Les observateurs ont déjà trouvé un nom pour ce nouveau secteur : le « quick commerce »(toujours en globish dans le texte). Quasiment aucun de ces nouveaux « Uber » du quotidien n’est issu de la distribution alimentaire, mais tous affichent une forte expérience dans la pénétration des marchés par les nouvelles technologies. Car, ce qui est important, ce n’est pas ce que vous mangez, c’est ce que l’on vous vend !
A leur tête, d’anciens responsables d’applications de VTC, de livreurs de repas à domicile, de loueurs de trottinettes électriques, de sociétés de covoiturage… Suivez mon regard : Uber Eats, Deliveroo ou Just Eat ne sont jamais très loin.
Difficile de connaître leur part de marché en France. Les données sont sensibles en pleine compétition. Flink se targue, dans un communiqué, d’avoir 10 000 téléchargements de son application par semaine. Cajoo, actif dans dix villes françaises, prétend compter plus de 100 000 utilisateurs. « Déjà 20 000 clients à Lyon, où nous sommes arrivés en mars sans avoir fait de publicité », détaille Federico Sargenti, directeur général d’Everli.
Quoi qu’il en soit, l’argent coule à flots du côté des investisseurs internationaux pour financer leur développement. Deux cent quarante millions de dollars (203 millions d’euros) levés en juin pour Flink, 244 millions d’euros en mars pour Gorillas, 100 millions de dollars pour Everli. Cinq cent cinquante millions de dollars en juin pour Getir, qui en est déjà à sa troisième levée de fonds en 2021. L’entreprise, qui a vu le jour en 2015 en Turquie, se dit valorisée « à plus de 7,5 milliards de dollars », avec à sa table de grands fonds comme Tiger Global, Sequoia Capital, Silver Lake, DisruptAD… « Très peu de fonds européens, plus frileux pour investir dans de nouveaux marchés », constate Nazim Salur, l’un des cofondateurs de la société qui s’est lancée en France le 21 juin.
Inexistant il y a quelques mois, ce secteur grandit si vite que déjà le capital des entreprises commence à changer de mains. Mi-août, l’américain Gopuff a annoncé l’acquisition du britannique Dija. L’entreprise américaine de livraison de repas DoorDash et Gorillas ont discuté d’un rapprochement, sans y parvenir. Getir a acheté BLOK, une start-up de livraison de produits d’épicerie implantée en Europe du Sud. « Notre objectif est d’étendre notre activité plutôt que de passer sous la main d’un acteur de la grande distribution », précise M. d’Harambure, de Flink, qui assure avoir été approché par plusieurs acteurs historiques. Ces gens-là ont non seulement les dents longues mais mais ils sont aussi insatiables.
Lancé en février, le français Cajoo a, lui, fait entrer le 2 septembre Carrefour dans son capital, lors d’un nouveau tour de table de 40 millions de dollars auquel ont souscrit ses actionnaires actuels. « C’est notre façon d’entrer sur ce marché, explique la directrice exécutive de Carrefour chargée de l’e-commerce, Elodie Perthuisot. L’idée est de participer à leur développement en leur laissant leur agilité d’entrepreneur. »
L’effervescence va-t-elle retomber ? « De nombreuses start-up sont entrées sur ce marché dans le but d’être revendues, avec des objectifs précis de développement pour séduire les investisseurs. Nous, on travaille avec notre propre argent », précise Ataman Ince, directeur général de Yango Deli. Il estime que « dans les douze prochains mois, on verra mieux le vrai portrait de ce marché » dans lequel « peut-être trois ou quatre joueurs peuvent être finalement rentables ».
Hormis quelques-uns comme l’italien Everli, dont le modèle consiste à livrer les courses à partir de supermarchés existants, le fonctionnement de ces nouveaux arrivants est en tout point identique : ils ont monté leur propre réseau de magasins, auxquels seuls leurs préparateurs de commande et les livreurs ont accès. Souhaitons que les services de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes y aient accès aussi !
Dans le 3e arrondissement de Paris, la façade d’une ancienne galerie d’art a été recouverte de rose et de blanc, aux couleurs de Flink, protégeant un local de 300 mètres carrés des regards indiscrets. A chaque commande, une sonnerie retentit sur la tablette accrochée à un chariot. « En moyenne, la préparation dure entre une et deux minutes, car il n’y a pas de clients dans les allées et que le parcours est optimisé », précise le dirigeant. Aussi parce que l’entrepôt ne possède que 2 000 références pour 25 catégories de produits. « Contrairement à un supermarché qui aura quinze marques de shampoing, on a sélectionné les cinq qui se vendent le mieux dans les villes françaises », ajoute M. d’Harambure avouant ainsi que son entreprise les impose à ses clients même s’ils en souhaitent d’autres.
Pour pouvoir raccourcir les délais, ces jeunes pousses ouvrent à tour de bras des micro-entrepôts et multiplient donc le nombre de leurs livreurs. Arrivé en mai, Flink était, trois mois plus tard, à la tête d’une douzaine de « dark stores » dans Paris et sa petite couronne. Avec des recrutements tous azimuts. « J’étais le premier employé en France en février, raconte M. d’Harambure. En quatre mois, on avait recruté près de 400 personnes. » Née à Berlin en mai 2020, Gorillas a, elle, démarré à Paris le 10 avril, avant de s’étendre à Lille, Lyon, Bordeaux et Nice, et a déjà recruté « entre 20 et 30 salariés pour faire fonctionner chacun de nos 22 magasins, ainsi qu’une trentaine de personnes au siège pour les fonctions support », décompte M. Guionin. Mais où croyez-vous que se situe le vivier de ces livreurs qui acceptent de travailler 60 heures par semaine dont 30 à attendre ?
Parmi les migrants clandestins, bien sûr !
Voici deux de leurs « riders« , prêts à sauter sur leur vélo pour Flink
Certains ont mis en place des salles de repos pour les livreurs, afin qu’ils n’attendent pas dans la rue sous la pluie et ainsi également minorer les nuisances pour le voisinage… D’autres ont même prévu des progressions de carrière par lesquelles ils pourront devenir « préparateur de commande, responsable d’équipe, responsable de magasin puis responsable de ville », assure le patron de Gorillas.
Tous assurent que ce nouveau service ne s’adresse pas qu’à des bobos urbains, férus d’apéros et trop pris par leur travail pour aller dans l’un des nombreux supermarchés de proximité. « On a aussi des mères de famille qui ne veulent pas porter les courses, ou des livraisons d’apéro au bureau… », précise M. d’Harambure. Mais pour tous, l’heure de pointe se situe après le travail. « On ne vend pas que de la bière et des chips, se défend M. Guionin. Les produits de puériculture et les produits frais font partie des meilleures ventes. Nous avons même le dimanche soir vers 23 heures des gens qui font leurs courses de la semaine. » En Turquie, où le service a quelques années déjà, « les gens commandent plus de trois fois par mois », précise le patron de Getir. C’est une référence pour nous !
Pour l’économiste Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco), une société d’études et de conseil en stratégie, « on est encore dans l’exploration d’un commerce de précision, sur des niches urbaines et dans une logique de dépannage avec un rapport au temps très particulier. Je ne pense pas que ce soit une vague qui va submerger le commerce, loin s’en faut ». Il s’étonne néanmoins du paradoxe des consommateurs qui, dans les enquêtes d’opinion, font part « d’une envie de ralentissement, alors que là, on est dans l’accélération ». C’est précisément ce que nous pointions du doigt en introduction.
C’est, selon lui, une nouvelle preuve de cette « société devenue plurielle », et de ce « processus de “démoyennisation” entraîné par l’économie à la demande », qui concerne principalement une frange de la population « jeune, urbaine, et d’un niveau culturel et économique élevé. Il y a quelques années, quand on entendait qu’Amazon pouvait livrer en une heure, ça paraissait extraordinaire », poursuit l’économiste. Cela témoigne aussi, selon lui, « d’un mouvement de démassification du commerce alimentaire amené à devoir traiter chaque type de besoin avec le concept approprié ».
En d’autres termes, nous ne connaîtrons bientôt plus que deux catégories d’individus : les jeunes urbains qui ont le feu aux fesses et les vieux cons qui meurent lentement dans leurs Ehpads…
Le 14 septembre 2021.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.
(*) Appellation abusive quand on sait que la famille basque d’Harambure est éteinte depuis 1817. Le nom et les armes d’Harambure ont été alors relevés par le gendre du dernier rejeton mâle (Louis-François-Alexandre) de la famille bretonne et/ou angevine de La Poëze, d’où le véritable nom actuel « de La Poëze d’Harambure ».