[Ci-contre : De Gaulle, D. de Roux, Classiques du XXe siècle, 1967]
« La réalité historique est que le temps travaille pour un autre homme, l'homme dune seule idée, celui qui se fout que la zone libre soit occupée ou non. Il n'aime pas les Français, il les trouve moyens, il n'aime que la France dont il a une certaine idée, une idée terminale qui ne s'embarrasse pas des péripéties » (Pascal Jardin, La guerre à neuf ans)
Dominique de Roux s'était fait une certaine idée de de Gaulle comme de Gaulle (première phrase de ses Mémoires) s'était toujours fait une certaine idée de la France. On était en 1967, la subversion ne s'affichait pas encore au grand jour, mais déjà l'on sentait sourdre la révolte souterraine, la faille entre les générations aller s'élargissant. L'Occident à deux têtes (libéral-capitaliste à l'Ouest, marxiste-léniniste à l'Est) paissait paisiblement, inconscient d'être bientôt débordé sur sa gauche par ses éléments bourgeois les plus nihilistes et, on ne s'en apercevra que plus tard, les plus réactionnaires. Dominique de Roux lui aussi cherchait l'alternative. La littérature jusqu'ici n'avait été qu'un appui-feu dans la lutte idéologique. Qu'à cela ne tienne, de Roux inventerait la littérature d'assaut, porteuse de sa propre justification révolutionnaire, la dépoétisation du style en une mécanique dialectique offensive. Le sens plus que le plaisir des sens, la parole vivante plutôt que la lettre morte. De Roux, qui résumait crise du politique et crise de la fiction en une seule et même crise de la politique-fiction, avait lu en de Gaulle l'homme prédestiné par qui enfin le tragique allait resurgir sur le devant de la scène historique après vingt ans d'éviction. Le cheminement de de Gaulle homme d’État tel qu'il était retracé dans ses Mémoires, n'indiquait-il pas « l'identification tragique de l'action rêvée et du rêve en action » ? (1).
Un message révolutionnaire qui fusionne et transcende Mao et Nehru, Tito et Nasser
En 67, de Roux publie L'écriture de Charles de Gaulle. L'essai, 150 pages d'un texte difficile, lorgne ostensiblement vers le scénario. À rebours du mouvement général de lassitude qui s'esquisse, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche de l'opinion, et qui aboutira dans quelques mois à la situation d'insurrection du pays qu'on connaît, Dominique de Roux veut croire en l'avenir planétaire du gaullisme. Ni Franco ni Salazar, ni l'équivalent d'un quelconque dictateur sud-américain, dont les régimes se caractérisent par leur repli quasi-autistique de la scène internationale et leur allégeance au géant américain, de Gaulle apporte au monde un message révolutionnaire qui, loin devant ceux de Mao, Nehru, Tito et Nasser, les fusionne et les transcende.
Révolutionnaire, de Gaulle l'est une première fois lorsqu'il réinvente dans ses Mémoires le rapport entre les mots et la réalité historique. Sa tension dialectique intérieure, entre destinée gaullienne et vocation gaulliste, son être et sa conscience d'être, dédouble cette réalité par l'écriture, la mémoire, la prophétie.
La volonté de puissance du génie prédestiné en butte aux vicissitudes historiques que sa prédestination exige et dont dépend la résolution tragique de l'Histoire, modifie sa relation aux mots, libérant l'écriture du style, subordination extérieure au sens des mots, mécanique des choses dites qui l'enferme et contient sa charge explosive. Le discours n'est plus reproduction esthétisante, rétrécissement du champ de vision pour finir sclérose, mais expression et incarnation de la dialectique parole vivante et langage qui le porte.
« À une histoire vivante ne sied pas la lettre morte du style, mais les pouvoirs vivants de la réalité d'une écriture de la réalité agissante dans un but quelconque ». Quand de Gaulle parle, déjà il agit et fait agir l'Histoire. L'écriture devient acte politique. Ses mots charrient et ordonnent l'histoire en marche.
Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul
Qu'est-ce que le gaullisme dans ces conditions ? Réponse de Dominique de Roux : « Le dialogue profond que de Gaulle poursuit sans trêve avec l'histoire se nomme gaullisme, dès lors que d'autres veulent en faire leur propre destin ». Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul qui considère la France, non les Français, comme la finalité de son action. La rencontre de la France en tant qu'idée d'une nation métaphysique et transcendante, et de la parole vive de de Gaulle, intelligence de la grandeur d'âme chez Chateaubriand, de la vocation pour Malraux, doit déboucher sur l'idéal de la Pax Franca.
La dialectique gaulliste de l'histoire rejaillit sur la stratégie gaulliste de lutte contre tous les impérialismes, au nom de la prédestination intérieure qui fait de l'assomption de la France l'avènement de celle de l'Europe et au-delà de l'ordre universel : la Pax Franca. « De Gaulle ne sert ni l'Église avec Bossuet, ni la Contre-Révolution avec Maurras, mais la monarchie universelle, cette monarchie temporelle, visible et invisible, qu'on appelle Empire. Dante exaltait dans son De Monarchia cette principauté unique s'étendant, avec le temps, avec les temps, sur toutes les personnes. Seul l'Empire universel une fois établi il y a la Paix universelle ».
Ainsi posée, la géopolitique gaulliste s'affirme pour ce qu'elle est, une géopolitique de la fin (l'Empire de la Fin énoncé par Moeller van den Bruck), dépassement de la géopolitique occidentale classique, de Haushofer, Mackinder, contournement de la structure ternaire Europe-USA-URSS.
Pour être efficace, le projet gaulliste aura à cœur de transformer la géopolitique terrienne en géopolitique transcendantale, « tâche politico-stratégique suprême de la France, plaque tournante, axe immobile et l'Empire du Milieu d'une unité géopolitique au-delà des frontières actuelles de notre déclin, unité dont les dimensions seraient à l'échelle de l'Occident total, dépassant et surpassant la division du monde blanc entre les États-Unis, l'Europe et l'Union soviétique ». Car la France est, selon le statut ontologique que de Gaulle lui fixe, accomplissement et mystère, l'incarnation vivante de la vérité, la vérité de l'histoire dans sa marche permanente.
La nouvelle révolution française menée par de Gaulle doit conduire à la révolution mondiale
Une révolution d'ordre spirituel autant que temporel ne se conçoit pas sans l'adhésion unilatérale du corps national. Toute révolution qui n'est que de classe ne peut concerner la totalité nationale. Toute révolution nationale doit penser à l'œcuménité sociale. La révolution, l'action révolutionnaire totale enracinée dans une nation donnée, à l'intérieur d'une conjecture donnée, n'existe que si l'ensemble des structures sociales de la nation s'implique. Là où le socialisme oublie le national, le nationalisme occulte le social sans lequel il n'y a pas de révolution nationale. De Gaulle annule cette dialectique par l'«idée capétienne», reprise à Michelet et Péguy, de nation vivante dans la société vivante. Le principe participatif doit accompagner le mouvement de libération des masses par la promotion historico-sociale du prolétariat. Ce faisant la révolution gaulliste, dans l'idée que s'en fait Dominique de Roux, supprime la théorie formulée par Spengler de guerre raciale destructrice de l'Occident. Car la nouvelle révolution française menée par de Gaulle ne peut que conduire à la révolution mondiale.
De Gaulle super-Mao
L'époque, estime Dominique de Roux, réclame un nouvel appel du 18 juin, à résonance mondiale, anti-impérialiste, démocratique et internationaliste à destination de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine, dont la précédente déclaration de Brazzaville deviendrait, au regard de la postérité, l'annonce. Un tel acte placerait de Gaulle dans la position d'un super-Mao — ambition partagée pour lui par Malraux — seul en mesure d'ébranler la coalition nihiliste des impérialismes américano-soviétiques, matérialistes absolus sous leur apparence d'idéalisme. La grande mission pacificatrice historique de dimension universelle assignée à la France passe, en prévision d'une conflagration thermonucléaire mondiale alors imminente — la troisième guerre mondiale —, par le lancement préventif d'une guerre révolutionnaire mondiale pour la Paix, vaste contre-stratégie visible et invisible, subversion pacifique qui neutraliserait ce risque par l'agitation révolutionnaire, la diplomatie souterraine, le chantage idéologique. L'objectif, d'envergure planétaire, réclame pour sa réalisation effective la mise en œuvre d'une vaste politique subversive de coalitions et de renversements d'alliances consistant à bloquer, dans une double logique de containment, la progression idéologico-territoriale des empires américain et soviétique sur les 5 continents.
À suivre