"Un taliban à visage humain, ça n’existe pas... Si l’on ne réagit pas, l’Afghanistan deviendra ce laboratoire de l’obscurantisme qui n’a pas vu le jour en Irak et en Syrie... Les femmes qui, depuis vingt ans, sans s’en plaindre, au contraire, ont appris à vivre à l’occidentale seront réduites à néant, renvoyées à l’âge de pierre...".
Ces propos sont extraits d’une tribune publiée par Chékéba Hachemi dans Paris-Match juste après la reconquête de Kaboul par le mouvement islamiste, qui avait été chassé d’Afghanistan par les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN en 2001, en réaction aux attentats du 11 septembre (1).
C. Hachemi sait de quoi elle parle. Réfugiée en France avec sa famille pour fuir l’occupation soviétique de son pays (1979-1989), elle assista de loin à l’instauration du premier régime des talibans (2) et eut connaissance du statut dégradant que ceux-ci imposèrent à ses compatriotes féminines : interdiction de sortie sans burqa, vêtement ample couvrant tout le corps, y compris le visage, et sans l’accompagnement d’un chaperon masculin (mahram) de sa famille ; prohibition de toute scolarisation, activité professionnelle ou sportive et de toute mixité en public. Dès ce moment, en 1996, C. Hachemi fonda l’ONG Afghanistan libre pour promouvoir l’accès des femmes à l’école et à l’enseignement supérieur, ainsi qu’à toutes les professions et à la politique, domaine où elle s’engagea elle-même à son retour à Kaboul suite à la défaite des talibans. Sous la République nouvellement instaurée (2001), et qui vient de s’effondrer, elle devint la première Afghane diplomate, en poste auprès de l’Union européenne (2002-2005), ce qui lui permit d’accroître l’efficacité de son action au profit des femmes qui recouvrèrent alors leurs libertés de citoyennes (3).
En entrant dans la capitale, le 15 août dernier, c’est d’une manière ambiguë que les talibans ont voulu rassurer l’opinion internationale. Leur porte-parole, Zabihullah Mujahid, a ainsi déclaré : « Nous nous engageons à laisser les femmes travailler dans le respect des principes de l’islam » (4). Au même moment, on effaçait à la peinture les portraits féminins sur les devantures de magasins, on enlevait des filles de plus de 10 ans pour les marier à des djihadistes et on traquait les femmes, surtout des journalistes ou des juristes, soupçonnées de connivence avec le système précédent. Le projet de l’Émirat islamique s’est précisé lors de la présentation du gouvernement dont le chef, le mollah Hassan Akhund, était vice-premier ministre sous le premier régime taliban. Le ministère dédié aux femmes est remplacé par celui de la Prévention du vice et la Promotion de la vertu. La mixité redevient interdite, sur les lieux de travail comme à l’Université. L’un des dirigeants a déclaré l’exclusion de toute démocratie, car l’unique système « c’est la charia, et c’est tout » (5).
Des manifestantes bravent la répression, des résistances s’organisent (salons de beauté clandestins, par exemple) pour défendre la dignité de la femme. Arrêteront-elles cette marche vers la soumission forcée des Afghanes à un islam qui s’affirme fidèle à des principes réputés divins, donc immuables, fussent-ils inadaptés aux besoins du monde actuel, et auxquels une partie d’entre elles, militantes au sein du mouvement taliban, sont consentantes ? Ces dernières imitent leurs coreligionnaires arabes sunnites qui ont rejoint ces dernières années les djihadistes de Daech en Syrie et en Irak. Le revirement observé dans l’Iran chiite pourrait-il faire école ? Alors qu’en 1978, de nombreuses femmes, séduites par le projet révolutionnaire de Khomeyni, avaient volontairement revêtu le tchador, symbole du rejet de l’occidentalisation imposée par Reza Shah Pahlavi, celles de la jeune génération n’en veulent plus en dépit des sévères sanctions qui leur sont infligées par la police religieuse.
En fait, la condition de la femme agite de plus en plus le monde musulman. Elle a resurgi spectaculairement voici dix ans, à l’occasion des révoltes qui ont secoué une partie de l’espace arabo-musulman, sans entraîner d’améliorations notables, tout au moins au niveau du droit car la réalité vécue en certains lieux montre de réelles avancées, même si elles demeurent fragiles dans la mesure où elles ne remettent pas en cause l’islam dans ses fondements.
Voyons d’abord où en sont aujourd’hui quelques pays qui, au siècle dernier, ont entamé des processus d’émancipation féminine. Au Maghreb, la Tunisie a joué un rôle pionnier en ce domaine. En 1956, sitôt l’indépendance obtenue, le président Habib Bourguiba promulguait un Code de statut personnel interdisant la polygamie, remplaçant la répudiation par le divorce judiciaire, octroyant à la mère la tutelle des enfants mineurs après le décès du père. Cependant, malgré la proclamation de « l’égalité de tous les citoyens et citoyennes en droits et en devoirs » figurant dans la Constitution post révolutionnaire (2014), deux règles, objets de prescriptions formelles dans le Coran, demeuraient en vigueur : l’impossibilité pour une Tunisienne d’épouser un non-musulman (2, 221) et l’inégalité successorale, la fille n’obtenant que la moitié de la part du garçon (4, 7). En 2017, le chef de l’État, Béji Caïd Essebsi, abrogea la circulaire de 1973 qui entérinait l’empêchement matrimonial ; deux ans après, il déposa au Parlement un projet de loi prévoyant l’égalité en matière d’héritage. Mais après sa mort, en 2020, son successeur, Kaïs Saïed, soumis aux pressions d’islamistes, l’a enterré en se présentant comme le défenseur du droit divin.
« Plus le discours religieux avance, plus les droits des femmes reculent », a noté la philosophe franco-algérienne Razika Adnani (6). Ce constat s’est vérifié au Maroc. En 2018, les débats sur l’héritage, soutenus par les partis de gauche, ont tourné court, suite au refus des islamistes d’y participer. Dans ces domaines, l’Égypte conserve une législation traditionnelle, menacée de durcissement depuis l’annonce, en mai dernier, d’une réforme du Code de la famille. La femme ne pourra convoler sans l’accord d’un tuteur également habilité à annuler le contrat de mariage et toutes les décisions concernant un enfant incomberont au père. Selon Azza Soliman, directrice du Centre d’assistance juridique pour les Égyptiennes, celles-ci « sont traitées comme des génitrices dépourvues d’une citoyenneté entière » (7).
En Turquie, l’héritage d’Atatürk s’étiole peu à peu au gré de la réislamisation promue par le président Recep Tayyip Erdogan qui œuvre en outre au rétablissement des valeurs patriarcales. Même si la permission polygamique, la répudiation et le tutorat masculin n’ont pas été rétablis, les femmes subissent les retombées douloureuses de l’évolution en cours. Le 20 mars 2021, le chef de l’État a, par décret, retiré son pays de la Convention d’Istamboul, traité international visant à endiguer le fléau des « féminicides » qu’il avait signé dix ans auparavant. Or, ces meurtres, souvent commis au sein des couples et des familles, constituent un mal endémique et ils sont en constante augmentation (121 en 2011, 474 en 2019). Ici aussi, la résistance s’organise. En 2018 a été créé un « Parlement des femmes », formé de centaines de militantes parmi lesquelles des survivantes.
Les monarchies de la Péninsule Arabique seraient-elles aujourd’hui en avance sur les autres pays dans ce domaine sensible après que, provoquées par la révolution iranienne, elles ont tant œuvré à réislamiser les musulmans du monde entier ? Au fil de ses reportages en Arabie-Séoudite, la journaliste Chantal de Rudder a été témoin des évolutions survenues dans le berceau du wahhabisme, idéologie islamiste très rigoriste, à l’initiative du roi Abdallah et de l’héritier du trône, Mohamed Ben Salman (MBS). Elle en fournit des détails dans un livre récent, Un voile sur le monde (8), datant le virage à 2001. « Épouvanté par le spectaculaire attentat contre l’allié américain, le prince Abdallah [demi-frère du roi Fahd affaibli par la maladie] décide de financer, via la cassette royale, une profusion de bourses accordées à toute la génération en âge d’aller à l’université, filles comme garçons, afin qu’ils se frottent à une autre culture et s’ouvrent l’esprit » (9). De nombreux jeunes sont ainsi partis étudier en France, aux États-Unis et au Japon. En 2014, a été inauguré à Riyad un campus universitaire féminin, doté de douze facultés.
Voulant « séoudiser l’emploi » pour faire passer le royaume d’une économie de rente à une économie productive, en 2017, MBS a expulsé cinq millions d’étrangers et ouvert les emplois aux femmes, mesures qui les ont encouragées à « s’engouffrer » dans le travail professionnel. Évoquant la présence de caissières dans les magasins, l’une d’elles a confié : « C’était la toute première fois qu’on mettait des femmes dans un endroit public. Au début, les religieux, scandalisés, refusaient d’être servis par ces employées en niqab. Maintenant c’est entré dans les mœurs » (10). Les autres réformes introduites par l’héritier du trône, à partir de 2016 dans le cadre de son projet Vision 2030, sont bien connues : les femmes sont autorisées à conduire, elles peuvent voyager à leur guise, déclarer elles-mêmes une naissance, un mariage ou un divorce et disposer de l’autorité parentale. Mais la permission d’un « tuteur » reste obligatoire pour se marier, signer un contrat ou subir une opération chirurgicale. Vision 2030 postule que dans 9 ans 30 % de Séoudiennes devront avoir accédé à des postes de pouvoir.
L’enquête réalisée par Arnaud Lacheret, professeur associé à l’Arabian Gulf University de Bahreïn depuis 2017, et publiée sous le titre La femme est l’avenir du Golfe (11), ouvre les perspectives d’une « réforme à bas bruit ». Ses étudiantes, séoudiennes, koweïtiennes et bahreïnies, ont répondu à son questionnaire avec une liberté inattendue, sachant qu’elles étaient enregistrées. Sur les préceptes religieux, par exemple en matière de liens matrimoniaux, elles ont émis des opinions variées. En témoigne, parmi d’autres, cette acceptation de la pratique polygamique : « Vous voyez, c’est quelque chose de mentionné dans le Coran, et quand c’est mentionné dans le Coran, c’est qu’il y a une raison. Et donc, les hommes qui prennent une deuxième ou une troisième femme, ils doivent avoir une bonne raison » (12). Cependant, note Lacheret, « la polygamie est très largement vécue comme quelque chose de rétrograde, souvent liée à l’organisation tribale […] qui empêche les femmes de progresser professionnellement et socialement ». Certaines s’en arrangent néanmoins, considérant que le fait d’être une seconde épouse leur permet d’échapper à la domination constante de leur mari et d’avoir du temps pour s’accomplir elles-mêmes (13). Pour l’auteur, le combat des femmes n’est certes pas gagné mais les signes sont encourageants. « Ils le sont d’autant plus que les actrices de ce changement provoquent une évolution endogène et non importée de l’extérieur ». L’enquête ne montre pas une « occidentalisation de l’arabité » mais une « arabisation de la modernité » (14).
Un obstacle majeur reste à franchir pour permettre aux musulmanes d’accéder à la pleine reconnaissance d’une dignité équivalente à celle des hommes : la prétendue irresponsabilité de l’islam. Comment des musulmans, hommes et femmes, attachés à leur religion, pourraient-ils remettre en cause cette approche qui repose sur la croyance en l’origine divine du Coran et en l’exemplarité de Mahomet ? Trois ouvrages récents écrits par des sunnites – une Marocaine, Asma Lamrabet (Islam et femmes, les questions qui fâchent) ; deux Libanaises, Nayla Tabbara (L’islam pensé par une femme) et Zeina el Tibi (La condition de la femme musulmane) (15) – montrent les limites des « relectures » et propositions de réformes, aussi érudites et séduisantes soient-elles. On y lit par exemple que l’islam a valorisé la femme plus que toute autre religion (la libération apportée par le Christ est pourtant bien antérieure à un Mahomet dont la polygamie est justifiée par le contexte historique) ; que son message spirituel a été dévoyé par le recours à des hadîths (actes et paroles du « Prophète ») à l’authenticité douteuse et par des traductions erronées, dues à des hommes attachés aux coutumes tribales et patriarcales en vigueur en Arabie au VIIème siècle, territoire où le christianisme s’était pourtant déployé ; que le Coran a été pris en otage par des idéologies politiques, etc.
En l’absence d’une autorité habilitée à réviser le statut et le contenu des textes sacrés, les talibans et leurs semblables peuvent continuer de prétendre appliquer le « vrai islam ».
Annie Laurent
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19-25 août 2021.
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Taliban est le pluriel du mot arabe taleb qui signifie « étudiant » (en religion).
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Cf. Le Point du 19 août 2021.
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Le Monde, 19 août 2021.
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Le Figaro, 9 septembre 2021.
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Marianne, 21 août 2020.
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La Croix, 5 mai 2021.
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Éd de L’Observatoire, 2021, 302 p., 21 €.
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Id., p. 84.
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Id., p. 85.
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Éd. Le bord de l’eau, 2020, 215 p., 18 €.
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Id., p. 167.
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Id., p. 170-171.
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Id., p. 207.
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Gallimard, 2017 ; Bayard, 2018 ; Cerf, 2021, 265 p., 25 €.
Article paru dans La Nef, n° 340 – Octobre 2021