Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas, comme le croit béatement la Critique sur la foi d'un certain M. von Rotteck et Welker, le mouvement révolutionnaire en général ; ce fut la bourgeoisie libérale. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à lire les discours des législateurs d'alors. On se croirait transplanté de la Convention nationale dans une Chambre des députés d'aujourd'hui. Napoléon, ce fut la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise, également proclamée par la Révolution, et contre sa politique.
Certes, Napoléon comprenait déjà l'essence de l'État moderne ; il se rendait compte qu'il est fondé sur le développement sans entraves de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers, etc. Il se résolut à reconnaître ce fondement et à le défendre. Il n'avait rien d'un mystique de la Terreur. Mais en même temps, Napoléon considérait encore l'État comme sa propre fin, et la société bourgeoise uniquement comme bailleur de fonds, comme un subordonné auquel toute volonté propre était interdite. Il accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. Il satisfit, jusqu'à saturation, l'égoïsme du nationalisme français, mais il exigea, d'autre part, que la bourgeoisie sacrifiât ses affaires, ses plaisirs, sa richesse, etc., toutes les fois que l'exigeaient les buts politiques, les conquêtes, qu'il voulait réaliser.
S'il opprimait despotiquement le libéralisme de la société bourgeoise — dans ses formes pratiques quotidiennes — il ne ménageait pas davantage les intérêts matériels essentiels de cette société, le commerce et l'industrie, chaque fois qu'ils entraient en conflit avec ses intérêts politiques à lui. Le mépris qu'il vouait aux hommes d'affaires industriels venait compléter son mépris des idéologues. À l'intérieur aussi, en se battant contre la société bourgeoise, il combattait l'adversaire de l'État qui, dans sa personne, conservait la valeur d'une fin en soi absolue. C'est ainsi qu'il déclara, au Conseil d'État, qu'il ne tolérerait pas que les propriétaires de grands domaines puissent, suivant leur bon plaisir, les cultiver ou les laisser en friche. C'est ainsi encore qu'il projeta, en instituant le monopole du roulage, de soumettre le commerce à l'État. Ce sont les négociants français qui préparèrent l'événement qui porta le premier coup à la puissance de Napoléon. Ce sont les agioteurs parisiens qui, en provoquant une disette artificielle, obligèrent l'empereur à retarder de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie et à la repousser en conséquence à une date trop reculée. En la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale trouvait encore une fois dressée contre elle la Terreur révolutionnaire : sous les traits des Bourbons, de la Restauration, elle trouva encore une fois en face d'elle la contre-révolution.
Les jeunes Marx & Engels dans La sainte famille (1844)