En mécanique classique, la croissance, lorsqu’elle mesure la variation d’un travail fourni, est équivalente à la puissance, puisque celle-ci est la quantité d’énergie par unité de temps apportée par un système à un autre. Disserter sur la compatibilité de la décroissance et de la puissance paraît ainsi étrange puisque, mathématiquement, cela équivaudrait à dire que – 1 = + 1 ou 0 = 2, ce qui, on en conviendra, serait osé… Très audacieux, surtout pour un entrepreneur, créateur d’entreprises – près d’une dizaine depuis vingt ans – dans des domaines aussi variés que la fintech, l’énergie, l’agriculture, le véhicule autonome, la mode ou les spiritueux – et dont le prénom provient du vieil allemand karal, l’homme libre.
Car enfin, quel est le propre de l’homme ? Croissez et multipliez, l’ordre ancestral de la Genèse n’exclut-il pas la notion même du décroître ? La décroissance n’est-elle pas un concept fondamentalement inhumain… ? Voire antihumain… ? Certes, il existe encore sur la planète quelques exceptions. Ainsi les tribus reculées de Nouvelle-Guinée orientale, les pygmées de Centrafrique où le temps semble s’être arrêté miraculeusement il y a 20 000 ans. Contre-exemples uniques – mais de quelques centaines d’hommes qui résultent d’une géographie extrêmement particulière.
Comment nier l’évolution des derniers dix millénaires, en particulier les deux derniers de notre ère, et la formidable accélération des trois derniers siècles, qui virent émerger puis se développer l’incroyablement féconde civilisation occidentale ? La croissance économique, mesurée par la valeur monétaire de la production de biens et services, fut en moyenne de 0,1 % par an entre la chute de l’Empire romain et la fin du XVIIe siècle, puis d’un peu plus de 2 % depuis : soit une multiplication par 200 de la richesse produite sur 250 ans. Huit milliards d’individus en 2025 contre 250 millions au temps du Christ… ! Désirant être en bonne santé, vivre plus vieux et accéder au confort moderne – électricité, smartphone – ce qui coûte fort cher… ! Il fallait une création de richesses et donc une croissance en adéquation. Ce fut chose faite… avec ses inégalités… et ses dégâts collatéraux irréversibles sur notre vieille Terre : destruction massive d’espèces animales et végétales, ravages environnementaux, pollutions insoutenables. Autant d’externalités négatives d’une croissance débridée, sans limite, devant laquelle l’on ne peut que ressentir une immense impuissance. Vanité des vanités. Mais alors, qu’est devenue la toute-puissance de l’homme et sa capacité démiurgique à maitriser son destin ? Le vieux rêve prométhéen de domestiquer la nature ? De défendre son existence vis-à-vis des menaces d’autrui ou d’imposer sa loi sous couvert de protéger son autonomie ? C’est tout l’enjeu de penser et de mettre en œuvre une croissance durable, soutenable, respectueuse de l’environnement. Et ça peut marcher, et ça doit marcher, quitte à décevoir les ayatollahs de l’écologie extrême, comme le montre le catalogue des 1 000 solutions technologiques et rentables de l’aéronaute suisse Bertrand Piccard.
Au passage, rien de plus malthusien et donc faux que d’agiter le spectre de l’exception énergétique des deux derniers siècles, comme le font les collapsologues Jancovici ou Charles A.S. Hall percutant la cymbale de la fin du fossile. L’homme a déjà trouvé la parade avec le nucléaire de fission et la fusion arrive. Une nouvelle croissance, plus saine, une croissance repensée, une re-croissance est possible et nécessaire ! La décroissance pour sauver la planète est une rigolade ! Sans croissance matérielle, pas de puissance matérielle. Ni armées, ni écoles, ni universités. Pas de rayonnement culturel. Pas de protection sociale. Pas d’infrastructures. Tout cela coûte cher et requiert une richesse créée, donc une variation positive de la production commerçante, c’est-à-dire de la « croissance », c’est-à-dire une activité économique qui génère des profits… Horresco referens…
Mais la puissance est aussi immatérielle. N’évoque-t-on pas la puissance infinie de l’intelligence ? Nous sommes tissés de l’étoffe dont sont faits nos rêves. Est puissant celui qui peut réaliser ses rêves. Mais, à ce critère, qui peut se targuer aujourd’hui de disposer de puissance en ce monde ? Les États-Unis et leur énorme capacité industrielle, économique et militaire ? Mais dont les pieds sont d’argile sous les pesanteurs institutionnelles et la pensée unique. Les Gafa ? Et la bande de milliardaires de la Silicon Valley ? Il est vrai que l’un d’entre eux, Elon Musk, nous fait rêver avec son projet de conquête de Mars ! La Chine ? L’Europe ? La France ? La Suisse ? Qui est vraiment puissant à cette aune parmi ces nations ? Qui est autonome ? Qui maîtrise vraiment son destin ? Qui soumet son ennemi sans verser de sang (Sun Tzu) ? Ne faut-il pas revisiter le concept même de puissance ? Il semble que la taille nuit… ! Olivier Rey a parfaitement diagnostiqué le phénomène. L’obèse qui veut tout faire est ridicule, il est temps de s’alléger. Décroitre, c’est donc savoir se dimensionner en lien avec son ADN, définir le bon périmètre en humilité et réalisme. On n’en sera que meilleur pour dissuader. Pourquoi chercher noise à autrui si autrui peut frapper très fort et très vite sans hésiter lorsque ses intérêts vitaux sont menacés ? Savoir associer la bonne échelle aux défis posés devient ainsi le principal défi du XXIe siècle : le grand retour de la subsidiarité ! Bien comprise avec pragmatisme. Que voulons-nous être ? Bien se connaître et s’y fixer. On en vient alors à une « décroissance » qui devient identification de la bonne structure, du juste périmètre de ce que l’on est vraiment. Accepter de renoncer au superflu, à la course à la taille pour être réellement puissant. Ne pas se disperser, être crédible. Au niveau entrepreneurial, c’est le b.a.-ba… Il est toujours plus compliqué de stimuler l’innovation au sein de très grandes structures bureaucratiques. Ce n’est pas par hasard que les disruptions voient le jour dans des start-ups employant trois salariés Et si on revenait à la seule bonne définition de la subsidiarité : ce qui peut être fait au niveau « n » ne doit surtout pas être fait au niveau « n+1 »… ? Cela suppose de savoir bien mesurer, bien comprendre, bien associer la bonne organisation à ses défis fondamentaux. Trouver le bon échelon. Pour chaque tâche, chaque fonction. Dans le secteur privé et ses entreprises bien sûr, mais surtout dans le secteur public. Trop de couches s’y empilent et se contredisent en s’enchevêtrant entre le niveau communal, régional, national et européen.
Chez nous, en France, l’État veut tout faire, et ne peut donc tout faire bien… Qui trop embrasse mal étreint… Il est urgent que l’État se concentre sur le régalien atrophié et qu’il redimensionne sérieusement son État-providence hypertrophié ! Le moteur France, aujourd’hui totalement déréglé, pourrait tourner à nouveau en libérant ses énergies entrepreneuriales, scientifiques et artistiques, en lui redonnant l’opportunité de retrouver sa place première et féconde de puissance reconnue parmi les nations. C’est aussi l’indispensable travail à mener pour remettre l’Europe dans le bon sens. Et la rendre capable d’être une vraie puissance vis-à-vis de la Chine et des États-Unis. Dresser l’inventaire des défis, des besoins permettant de maîtriser son destin, être autonome pour devenir ce que l’on veut être vraiment. En pensant à la bonne gouvernance pour chaque échelon. C’est à cette condition que décroissance et puissance pourront enfin se conjuguer pour le bien commun. Quelle civilisation européenne voulons-nous défendre et promouvoir ? Une Europe indépendante, contrôlant vraiment ses frontières extérieures avec un Frontex revisité s’inspirant des marches de l’Empire carolingien, une Europe forte de son histoire, de sa culture, respectée car enfin authentique et fière d’être elle-même, parce que fondée sur des nations millénaires, elles-mêmes respectant les provinces et les peuples les constituant ainsi que leurs frontières intérieures historiques, déterminée à embrasser l’avenir, à affronter avec énergie et enthousiasme les défis du XXIe siècle, dans la subsidiarité. Enfin réconciliées avec elles-mêmes, l’Europe et la France – aujourd’hui son grand corps malade, dont l’étoffe est déchirée et qu’il est grand temps de recoudre –, pourront alors reprendre leur rang éminent et porter ainsi plus haut le flambeau de la civilisation.
Charles Beigbeder
Retrouvez les actes du colloque dans le hors-série de la revue littéraire Livr’Arbitres (10 €).
https://institut-iliade.com/reconcilier-leurope-et-la-france/