Décidément, depuis les illusoires « Printemps arabes » de 2010, la disparition brutale du colonel Mouhammar Kadhafi et la stupide intervention militaire de la France et de quelques acolytes occidentaux (à l’instigation de Nicolas Sarkozy…) en 2011, la situation n’a jamais cessé de se détériorer en Libye. De la même façon que ce que nous décrivons régulièrement chez son voisin de l’ouest, la Tunisie ! (https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2021/12/18/la-tunisie-senfonce-dans-la-crise-economique-et-donc-le-malheur-mais-elle-ny-va-pas-seule/)
Et c’est ainsi que l’on nous a présenté comme un nouvel horizon indépassable de la démocratie libyenne le projet d’élection présidentielle qui devait avoir lieu le 24 décembre et avait pour objectif la réconciliation entre les camps rivaux de l’Ouest (Tripolitaine) et de l’Est (Cyrénaïque), qui s’opérait cahin-caha , depuis la mise en place d’un « gouvernement d’union nationale » (GUN) au printemps. Ce scrutin n’a pourtant pas eu lieu. Le comité du Parlement, siégeant à Tobrouk (Est), chargé du scrutin, a bien été contraint de reconnaître, mercredi 22 décembre, quarante-huit heures avant l’échéance, « l’impossibilité » d’organiser une telle consultation en l’absence de consensus entre factions libyennes, autant sur les procédures que sur la liste de candidats.
La Haute Commission électorale nationale (HCEN), instance indépendante, a aussitôt proposé de la reporter d’un mois, mais une telle option semble tout autant hypothétique au regard de l’ampleur des désaccords. L’incertitude entoure également, par ricochet, les élections législatives qui devaient suivre. Le premier retour aux urnes en Libye depuis 2014, censé faire émerger une nouvelle classe politique en rupture avec celle qui a plongé le pays dans le chaos depuis la révolution de 2011, a donc avorté. Les factions, enkystées dans des rentes militaires et financières, liées aux revenus du pétrole et à divers trafics, n’étaient à l’évidence pas prêtes à assumer l’aléa électoral. Mais le jeu des Nations unies et des capitales occidentales, qui ont tenu à précipiter la tenue du scrutin malgré la fragilité de sa base juridique, établie de manière unilatérale par une faction du Parlement de Tobrouk, n’a guère arrangé les choses.
Un léger vent d’optimisme avait pourtant soufflé sur la Libye en mars lorsque s’était formé, à l’issue d’une médiation onusienne, le GUN dirigé par Abdelhamid Dbeibah, un homme d’affaires de Misrata aux soutiens hétéroclites. Il était parvenu à rassembler autour de lui des représentants des deux blocs politico-militaires – la Cyrénaïque de facto contrôlée par la figure prétorienne du maréchal Khalifa Haftar, et la Tripolitaine tenue par un complexe de milices se réclamant majoritairement de la « révolution » anti-Kadhafi – dont l’affrontement en 2014-2015 puis en 2019-2020 avait approfondi la partition du pays.
Mais encore fallait-il que cette ébauche de réunification soit relayée par un processus électoral refondant la légitimité des acteurs. Les capitales occidentales l’ont d’autant plus encouragé qu’elles y voyaient un moyen de consolider un nouvel exécutif libyen susceptible de tenir à distance, dans un second temps, des parrains étrangers de plus en plus influents : les Turcs en Tripolitaine et les Russes en Cyrénaïque et dans le Fezzan (Sud). La « bataille de Tripoli » de 2019 – vaine tentative du maréchal Haftar de s’emparer de la capitale – s’était en effet accompagnée d’une escalade d’ingérences étrangères. Il en avait résulté la mise en place d’une sorte de conglomérat turco-russe se partageant des zones d’influence et dont les Occidentaux souhaiteraient aujourd’hui le détricotage (Relire à ce propos https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2021/02/14/libye-ca-bouge-un-peu-dans-quel-sens/ mais aussi https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2021/04/09/il-faudra-bien-plus-que-des-incantations-pour-defaire-les-liens-entre-la-libye-et-la-turquie/ ).
Or deux obstacles ont fait dérailler le scénario d’un processus électoral rebattant les cartes libyennes. Le premier a été l’adoption, en septembre, dans des conditions controversées, de lois électorales par le Parlement de Tobrouk. La philosophie inspirant ces textes était ouvertement présidentialiste –, ce qui a suscité l’hostilité des tenants d’un régime parlementaire, au premier rang duquel figurent les forces proches des Frères musulmans.
Puis ont surgi des désaccords sur l’établissement de la liste finale des candidats. La controverse la plus vive a éclaté autour du cas de Saïf Al-Islam Kadhafi, fils de l’ex-Guide et chef suprême de Grande Jamahiriya (« Etat des masses ») tué lors de l’insurrection de 2011. Condamné à mort en juillet 2015 par une cour spéciale de Tripoli aux côtés de huit autres anciens dignitaires du régime déchu, Saïf Al-Islam Kadhafi avait été « libéré » un an plus tard – en réalité placé en résidence surveillée à Zinten, à 160 km au sud-ouest de la capitale – à la suite d’une loi d’amnistie votée par le Parlement réfugié à Tobrouk (Est).
Le 14 novembre, il a fait sa première apparition publique à Sebha, principale ville de la région méridionale du Fezzan, en présentant officiellement sa candidature au scrutin présidentiel. Selon des sources diplomatiques occidentales, son grand retour est orchestré en coulisses par les Russes, qui veillent désormais sur lui et le cultivent comme une carte pour l’avenir. Sa candidature a été rejetée par la commission électorale avant d’être confirmée par la cour d’appel de Sebha dans un climat de tension. Les partisans du maréchal Haftar – lui aussi candidat – le voient en effet comme un rival susceptible de mordre sur le même électorat nostalgique d’un pouvoir fort. Quant aux fidèles de la révolution de 2011, concentrés surtout dans la région de la Tripolitaine, ils sont ouvertement hostiles à toute tentative de restaurer l’ancien régime.
Une autre polémique a surgi autour de la candidature du premier ministre Abdel Hamid Dbeibah qui, en vertu de la loi électorale, aurait dû démissionner de ses fonctions de chef de gouvernement trois mois avant l’échéance annoncée du 24 décembre. La Cour d’appel de Tripoli a validé sa candidature au grand dam des partisans du maréchal Haftar. M. Dbeibah, qui (comme nous l’avions prévu dans nos publications citées ci-dessus) a utilisé sa position de premier ministre pour multiplier les largesses financières à des fins clientélistes, est lui aussi perçu comme un rival sérieux. Face à tant de divergences, la commission électorale s’est trouvée incapable de publier la liste finale des candidats, rendant inévitable le report du scrutin.
Dès lors, il est probable que la Libye convalescente ne va pas manquer de rebasculer dans l’instabilité. Même si le retour à un conflit ouvert entre l’Est et l’Ouest comparable à celui qui avait embrasé le pays en 2019-2020 n’est pas encore d’actualité tant les lignes de force ont évolué depuis un an. La présence, mardi 21 décembre, à Benghazi, aux côtés du maréchal Haftar, des figures politiques de l’Ouest Fathi Bachagha et Ahmed Maetig – originaires de Misrata – lors d’une réunion inédite, dirigée à l’évidence contre M. Dbeibah, témoigne de reclassements significatifs dans le paysage politique.
Plus que sur le clivage Est-Ouest, la fracture se concentre désormais plus au sein même de la Tripolitaine, où s’exacerbe la rivalité ente M. Bachagha, un ancien ministre de l’intérieur, et le premier ministre Dbeibah. De nombreuses milices ont affiché ces derniers jours leur loyauté à l’un ou à l’autre. Dans un tel contexte chargé, des incidents localisés peuvent éclater à tout moment. Et, soyez-en assurés, ne manqueront pas d’éclater !
Indéniablement, seul un néo-protectorat imposé à la rive sud de la Méditerranée pourra sortir ces pays, et nous-mêmes par voie de conséquence, de ces ornières. Comme au bon vieux temps.
Le 26 décembre 2021.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.