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Pourquoi relire Koestler ? Entretien avec Robert Steuckers à l’occasion de ses dernières conférences sur la vie et l’œuvre d’Arthur Koestler 3/5

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Ma lecture du “Zéro et l’Infini”

Toute personne qui entre en politique, entre obligatoirement au service d’un appareil, perclus de rigidités, même si ce n’est guère apparent au départ, pour le croyant, pour le militant, comme l’avoue d’ailleurs Koestler après avoir viré sa cuti. À partir d’un certain moment, le croyant se trouvera en porte-à-faux, tout à la fois face à la politique officielle du parti, face aux promesses faites aux militants de base mais non tenables, face à une réalité, sur laquelle le parti a projeté ses dogmes ou ses idées, mais qui n’en a cure. Le croyant connaîtra alors un profond malaise, il reculera et hésitera, devant les nouveaux ordres donnés, ou voudra mettre la charrue avant les bœufs en basculant dans le zèle révolutionnaire. Il sera soit exclu ou marginalisé, comme aujourd’hui dans les partis dits “démocratiques” ainsi que chez leurs challengeurs (car c’est kif-kif-bourricot !).

Dans un parti révolutionnaire comme le parti bolchevique en Russie, la lenteur d’adaptation aux nouvelles directives de la centrale, la fidélité à de vieilles amitiés ou de vieilles traditions de l’époque héroïque de la révolution d’Octobre 1917 ou de la clandestinité pré-révolutionnaire, condamne le “lent” ou le nostalgique à être broyé par une machine en marche qui ne peut ni ralentir ni cesser d’aller de l’avant. La logique des procès communistes voulait que les accusés reconnaissent que leur lenteur et leur nostalgie entravaient le déploiement de la révolution dans le monde, mettait le socialisme construit dans un seul pays (l’URSS) en danger donc, ipso facto, que ces “vertus” de vieux révolutionnaires étaient forcément des “crimes” risquant de ruiner les acquis réellement existants des œuvres du parti. En conséquence, ces “vertus” relevaient de la complicité avec les ennemis extérieurs de l’Union Soviétique (ou, lors des procès de Prague, de la nouvelle Tchécoslovaquie rouge). Lenteur et nostalgie étaient donc objectivement parlant des vices contre-révolutionnaires.

Koestler a vécu de près, au sein des cellules du Komintern, ce type de situation. Pour lui, le pire a été l’entrée en dissidence, à son corps défendant, de Willi Münzenberg [ci-contre], communiste allemand chargé par le Komintern d’organiser depuis son exil parisien une résistance planétaire contre le fascisme et le nazisme. Pour y parvenir, Münzenberg avait reçu d’abord l’ordre de créer des “fronts populaires”, avec les socialistes et les sociaux-démocrates, comme en Espagne et en France. Mais la centrale moscovite change d’avis et pose trotskistes et socialistes comme des ennemis sournois de la révolution : Münzenberg entre en disgrâce, parce qu’il ne veut pas briser l’appareil qu’il a patiemment construit à Paris et tout recommencer à zéro ; il refuse d’aller s’expliquer à Moscou, de crainte de subir le sort de son compatriote communiste allemand Neumann, épuré en Union Soviétique (sa veuve, Margarete Buber-Neumann, rejoindra Koestler dans son combat anti-communiste d’après guerre). Münzenberg a refusé d’obéir, de s’aligner sans pour autant passer au service de ses ennemis nationaux-socialistes. Dans le roman Darkness at Noon / Le zéro et l’infini, Roubachov n’est ni un désobéissant ni un traître : il proteste de sa fidélité à l’idéal révolutionnaire. Mais suite au travail de sape des inquisiteurs, il finit par admettre que ses positions, qu’il croit être de fidélité, sont une entorse à la bonne marche de la révolution mondiale en cours, qu’il est un complice objectif des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur et que son élimination sauvera peut-être de l’échec final la révolution, à laquelle il a consacré toute sa vie et tous ses efforts. (Sur l’itinéraire de Willi Münzenberg, on se rapportera utilement aux pages que lui consacre François Furet dans Le passé d’une illusion – Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Laffont/Calmann-Lévy, 1995).

L’anthropologie communiste : une image incomplète de l’homme

Koestler s’insurge contre ce mécanisme qui livre la liberté de l’homme, celle de s’engager politiquement et celle de se rebeller contre des conditions d’existence inacceptables, à l’arbitraire des opportunités passagères (ou qu’il croit passagères). L’homme réel, complet et non réduit, n’est pas le pantin mutilé et muet que devient le révolutionnaire établi, qui exécute benoîtement les directives changeantes de la centrale ou qui confesse humblement ses fautes s’il est, d’une façon ou d’une autre, de manière parfaitement anodine ou bien consciente, en porte-à-faux face à de nouveaux ukases, qui, eux, sont en contradiction avec le plan premier ou le style initial de la révolution en place et en marche. Koestler finira par sortir de toutes les cangues idéologiques ou politiques. Il mettra les errements du communisme sur le compte de son anthropologie implicite, reposant sur une image incomplète de l’homme, réduit à un pion économique. Dans la première phase de son histoire, la “nouvelle droite” en gestation avait voulu, avec Louis Pauwels, porte-voix de l’anthropologie alternative des groupes Planète, restaurer une vision non réductionniste de l’homme.

Ma présentation avait déplu à ce professeur de littérature anglaise des Facultés Saint-Louis, un certain Engelborghs aujourd’hui décédé, tué au volant d’un cabriolet sans doute trop fougueux et mal protégé en ses superstructures. Je n’ai jamais su avec précision ce qui lui déplaisait chez Koestler (et chez Orwell), sauf peut-être qu’il n’aimait pas ce que l’on a nommé par la suite les “political novels” ou la veine dite “dystopique” : toutefois, il ne me semblait pas être l’un de ces hallucinés qui tiennent à leurs visions utopiques comme à toutes leurs autres illusions. Pourtant, je persiste et je signe, jusqu’à mon grand âge : Koestler doit être lu et relu, surtout son Testament espagnol et son Zéro et l’Infini. Après les remarques dénigrantes et infondées d’Engelborghs, je vais abandonner un peu Koestler, sauf peut-être pour son livre sur la peine de mort, écrit avec Albert Camus dans les années 50 en réaction à la pendaison, en Angleterre, de deux condamnés ne disposant apparemment pas de toutes leurs facultés mentales, et pour des crimes auxquels on aurait pu facilement trouver des circonstances atténuantes. Force est toutefois de constater que, dans ce livre-culte des opposants à la peine de mort, on lira que les régimes plus ou moins autocratiques, ceux de l’Obrigkeitsstaat centre-européen, ont bien moins eu recours à la potence ou à la guillotine que les “vertuistes démocraties” occidentales, la France et l’Angleterre. Le paternalisme conservateur induit moins de citoyens au crime, ou se montre plus clément en cas de faute, que le libéralisme, où chacun doit se débrouiller pour ne pas tomber dans la misère noire et se voit condamné sans pitié en cas de faux pas et d’arrestation. Le livre de Koestler et Camus sur la peine de mort [Réflexions sur la peine capitale, 1957] réfute, en filigrane, la prétention à la vertu qu’affichent si haut et si fort les “démocraties” occidentales. Ce sont elles, comme dirait Foucault, qui surveillent et punissent le plus.

Dans les rangs du cercle de la première “nouvelle droite” bruxelloise, la critique du réductionnisme et la volonté de rétablir une anthropologie plus réaliste et dégagée des lubies idéologiques du XIXe siècle quittera l’orbite de Koestler et de son Cheval dans la locomotive, pour se plonger dans l’œuvre du Prix Nobel Konrad Lorenz, notamment son ouvrage de vulgarisation, intitulé Les huit péchés capitaux de notre civilisation (Die acht Todsünde der zivilisierten Menschheit), où le biologiste annonce, pour l’humanité moderne, un risque réel de “mort tiède”, si les régimes politiques en place ne tiennent pas compte des véritables ressorts naturels de l’être humain. Nouvelle école ira d’ailleurs interviewer longuement Lorenz dans son magnifique repère autrichien. Plus tard, en dehors des cercles “néo-droitistes” en voie de constitution, Alexandre Soljénitsyne éclipsera Koestler, dès la seconde moitié des années 70. Avec le dissident russe, l’anti-communisme cesse d’être un tabou dans les débats politiques. Je retrouverai Koestler, en même temps qu’Orwell et Soljénitsyne, à la fin de la première décennie du XXIe siècle pour servir, à titre de conférencier, les bonnes oeuvres de mon ami genevois, Maître Pascal Junod, féru de littérature et grand lecteur devant l’éternel.

• Justement, je reviens à ma question, quel regard doit-on jeter sur la trajectoire d’Arthur Koestler aujourd’hui ?

Arthur Koestler est effectivement une “trajectoire”, une flèche qui traverse les périodes les plus effervescentes du XXe siècle : il le dit lui-même car le titre du premier volume de son autobiographie s’intitule, en anglais, Arrow in the Blue [1952] (en français : La corde raide [rééd. Belles Lettres, 2012, recension]). Enfant intéressé aux sciences physiques, le très jeune Koestler s’imaginait suivre la trajectoire d’une flèche traversant l’azur pour le mener vers un monde idéal. Mais dans la trajectoire qu’il a effectivement suivie, si on l’examine avec toute l’attention voulue, rien n’est simple. Koestler nait à Budapest sous la double monarchie austro-hongroise, dans une ambiance impériale et bon enfant, dans un monde gai, tourbillonnant allègrement au son des valses de Strauss. Il suivra, à 9 ans, avec son père, le défilé des troupes magyars partant vers le front de Serbie en 1914, acclamant les soldats du contingent, sûrs de revenir vite après une guerre courte, fraîche et joyeuse. Mais ce monde va s’effondrer en 1918 : le très jeune Koestler penche du côté de la dictature rouge de Bela Kun, parce que le gouvernement libéral lui a donné le pouvoir pour qu’il éveille le sentiment national des prolétaires bolchévisants et appelle ainsi les Hongrois du menu peuple à chasser les troupes roumaines envoyées par la France pour fragmenter définitivement la masse territoriale de l’Empire des Habsbourgs. Mais ses parents décident de déménager à Vienne, de quitter la Hongrie détachée de l’Empire. À Vienne, il adhère aux Burschenschaften (les Corporations étudiantes) sionistes car les autres n’acceptent pas les étudiants d’origine juive. Il s’y frotte à un sionisme de droite, inspiré par l’idéologue Max Nordau, théoricien d’une vision très nietzschéenne de la décadence. Koestler va vouloir jouer le jeu sioniste jusqu’au bout : il abandonne tout, brûle son livret d’étudiant et part en Palestine. Il y découvrira l’un des premiers kibboutzim, un véritable nid de misère au fin fond d’une vallée aride. Pour les colons juifs qui s’y accrochaient, c’était une sorte de nouveau phalanstérisme de gauche, regroupant des croyants d’une mouture nouvelle, attendant une parousie laïque et agrarienne sur une terre censée avoir appartenu à leurs ancêtres judéens.

À suivre

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