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[Entretien] « Le gouvernement ne laisse pas faire, il est dépassé »

La France s'embrase après le décès de Nahel. Partout sur le territoire, banlieues à sac mais aussi centres-villes, magasins pillés, agressions de policiers, de commissariats et incendies. Les forces de l'ordre paraissent submergées par ces jeunes qui veulent en découdre. Certains appellent à « instaurer l'état d'urgence ». Mais de quoi parle-t-on ?

Explications avec Ramu de Bellescize, professeur de droit public à l'université de Lille

Sabine de Villeroché. Qu'est-ce que l'état d'urgence ? Est-ce la solution pour mettre fin aux émeutes ?

Ramu de Bellescize. L'état d'urgence, dont il est beaucoup question actuellement, résulte de la loi du 3 avril 1955. La loi a été adoptée, initialement, afin de faciliter la pacification des départements d'Algérie (Alger, Oran, Constantine). Il est réservé aux situations de moindre gravité car il se traduit, en principe, par une restriction moins importante des libertés publiques que dans le cas de l'état de siège. Les pouvoirs de l'autorité civile ne sont pas transférés de plein droit à l'autorité militaire comme ils le sont dans le cas de l'état de siège.

Il pourrait peut-être contribuer à la fin des émeutes, de celles qui ont lieu en ce moment. Mais on sait très bien que ces émeutes ont une cause profonde que ne traitera pas l’état d’urgence.

S. d. V. La France, dans le passé, a-t-elle déjà été placée sous état d'urgence ? À quelles occasions ?

R. d. B. Oui, d’abord dans les départements d’Algérie. Ensuite, en Nouvelle-Calédonie, lors des émeutes qui ont eu lieu en 1985, à Wallis et Futuna en 1986 et dans les îles du Vent, en Polynésie française, en 1987. En France métropolitaine, lors des émeutes de 2005 et lors des attentats de 2017.

S. d. V. Quelles seraient les conséquences pratiques de l’état d’urgence sur la vie des Français ?

R. d. B. L’état d’urgence peut être décrété sur tout ou partie du territoire. Dans la zone où il est décrété, sont autorisées, sous certaines conditions :

- la restriction de la liberté d’aller et venir. Les préfets peuvent interdire, sous forme de couvre-feu, la circulation des personnes ou des véhicules dans des lieux précis et à des heures précises, par arrêté ;

- l’interdiction de manifestations, cortèges, défilés et rassemblements de personnes sur la voie publique ;

- des assignations à résidence ;

- des perquisitions administratives ;

S. d. V. Au-delà de l'état d'urgence et au cas où le gouvernement ne parviendrait pas à reprendre le contrôle de la situation, existe-t-il d'autres solutions ?

R. d. B. Oui, le droit prévoit une gradation des régimes d’exception, le but étant de disposer de l’outil le mieux adapté à la situation, de ne pas porter atteinte à des libertés si cela n’est pas nécessaire. Avec l’état d’urgence, le gouvernement peut déjà faire beaucoup. Nous en avons tous fait l’expérience avec l’état d’urgence sanitaire, même si le contexte était différent. Mais il nous rappelle qu’en matière de contrôle des populations et de restriction des libertés, l’état d’urgence peut aller assez loin.

Au-dessus de l’état d’urgence il y a l’état de siège. Son origine remonte à la loi du 9 août 1849. Aussitôt l’état de siège décrété, les pouvoirs dont l’autorité civile était investie pour le maintien de l’ordre et la police sont transférés à l’autorité militaire. Ce transfert n’est cependant pas absolu. Il ne se produit que dans la mesure où l’autorité militaire le juge utile. Cela signifie que celle-ci a seulement la faculté de dessaisir l’autorité civile.

L’autorité militaire est, en plus, investie de certains pouvoirs dont ne dispose pas, en temps normal, l’autorité civile : perquisitions de jour comme de nuit, interdictions de publications et de réunions jugées de nature à entraîner le désordre, pouvoir d’ordonner la remise des armes et munitions, et celui de procéder à leur recherche et à leur enlèvement.

Et après l’état de siège, il y a encore une étape supplémentaire : l’article 16 de la Constitution que l’on appelle aussi les pleins pouvoirs : « Le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances. » L’article ne donne pas plus de précisions sur ces mesures. Il n’a été utilisé qu’une fois, lors du putsch d’Alger en avril 1961. Le putsch s’est effondré après quatre jours et le général de Gaulle a maintenu l’article en vigueur pendant six mois. C’est pour dire que cet article donne un sacré pouvoir au chef de l’État, y compris dans la décision de le maintenir en vigueur.

Il existe donc une variété de régimes d’exception. Seulement, il s’agit de « régimes juridiques », en d’autres termes, d’exceptions au droit. Un régime d’exception est une chose, la réalité sur le terrain en est une autre. Le droit n’a pas tous les pouvoirs. Si les émeutes reprennent ou se poursuivent, un régime ou un autre permettra peut-être d’éteindre les incendies mais ce n’est pas avec un régime d’exception que le gouvernement parviendra à empêcher que les émeutes ne reprennent.

S. d. V. Pourquoi le gouvernement ne monte-t-il pas d’un ton ? On a l’impression qu’il laisse faire.

R. d. B. Le gouvernement ne laisse pas faire, il tente de reprendre la main, seulement il est dépassé, aussi bien par l’ampleur des violences, leur durée que leur diffusion sur le territoire. C’est vrai que dans la répression, on peut aller toujours plus loin, mais cela peut aussi envenimer les choses. La situation n’est pas facile et elle n’est pas le fait exclusif du gouvernement mais aussi de ceux qui l’ont précédé.

Mais lorsque vous dites qu’il laisse faire, vous avez aussi raison au sens où le gouvernement sait que s’il veut que ces émeutes ne se renouvellent pas, il faut traiter la question de l’immigration. Ce qui signifie, à plus ou moins long terme, une remise en cause de l’ouverture des frontières et, donc, une remise en cause de l’Union européenne, des traités européens, du transfert de compétences souveraines à cette organisation internationale. C’est une décision que le gouvernement n’est pas prêt à prendre, qu’il ne veut pas prendre, car pour lui, l’ouverture des frontières, la libre circulation relèvent du dogme européen.

Ramu de Bellescize est l'auteur de La Déchirure. Sur les derniers instants de l'Algérie française, publié en février 2023 chez Balland.

Sabine de Villeroché

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