Le ministère turc des Affaires étrangères a vivement critiqué le 13 septembre le rapport 2022 rendu public par le Parlement européen sur l'état de la candidature de la Turquie. Cette réaction répondait immédiatement à l'adoption, de ce rapport, établi par un social démocrate espagnol, lors d'une session plénière à Strasbourg le même jour.
Le vote de l'assemblée, à une majorité écrasante, 434 voix pour, 18 contre et 152 abstentions, montre bien que les diverses opinions des 27 États membres et les diverses sensibilités représentées au sein de l'assemblée convergent largement sur ce point. À la veille de la campagne électorale de 2024, cela reflète aussi le sentiment populaire dans nos différents pays. Les Européens demandent désormais une autre forme de coopération que cette démarche de candidature. Les termes extrêmement violents de la réaction d'Ankara pourraient d'ailleurs illustrer l'incompatibilité.
Ce rapport salue, par exemple, le vote, formel, de la Turquie condamnant aux Nations unies la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine. Il prend acte de son engagement verbal en faveur de la souveraineté et de l'intégrité territoriale sur la base des frontières internationalement reconnues depuis 1991. Mais il relève et déplore aussi que le même pays, dans les faits, ne soutienne pas les sanctions.
Parmi les nombreux griefs énumérés par ce rapport signalons le lien scandaleux, le chantage inventé par Erdogan tendant à lier l'acceptation de la Suède au sein de l'OTAN, sur laquelle le parlement turc doit se prononcer en octobre, et à échanger la levée de son veto contre l'extradition d'opposants.
Au total le taux d'alignement de la Turquie sur la politique étrangère et de sécurité commune de l'Europe est tombé au niveau dérisoire de 7 %, de loin le plus bas de tous les pays concernés par l'élargissement.
Dans son livre consacré à La Question turque et l'Europe, votre chroniqueur observe ce grand écart. Il relève cette duplicité systémique, entre la politique réelle d'Ankara et ses proclamations d'appartenance à l'occident. Observable depuis l'époque du pacte germano-soviétique jusqu'à nos jours, il la définit comme une diplomatie de la chauve-souris : "Je suis oiseau voyez mes ailes. Je suis souris vivent les rats" proclame cet étrange et inquiétant animal.[1]
En 2019, l'Union européenne avait gelé la candidature turque. Il est temps de prendre acte de son impossibilité et de cesser notamment tout effort budgétaire, toute subvention à cet effet. Si Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement regrettent cette prise conscience, bien tardive, ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes.
Depuis 1987, date du dépôt officiel par la Turquie, de sa candidature au Marché commun, certes, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts du Bosphore. Le monde, à commencer par l'Europe institutionnelle, a beaucoup évolué. Or, de manière continue, on aura subi une propagande constante destinée à rendre présentable, voire impératif, ce projet. En France des personnalités supposées « éminentes » tels Luc Ferry ou Robert Badinter, montèrent au créneau particulièrement en 2004 au secours de l'opération développée cette année-là par Erdogan, etc.
Mais les actes concrets accomplis par le gouvernement turc ont contredit, année après année, leurs effets d'annonce. Pour leur propagande, les dirigeants de ce pays, le présentent comme "ami". Ils excellent toujours dans cet exercice. Ils sont secondés par les financiers de l'islamiquement correct et les réseaux des Frères musulmans. Les élections législatives du 2002 ont amené au pouvoir un parti islamiste dont le chef et fondateur Recep Tayyip Erdogan était encore sous le coup d'une condamnation. Il devint premier ministre en 2003, puis président de la république aux pouvoirs renforcés à partir de 2014. Il a d'abord connu une certaine réussite économique, aujourd'hui fragilisée. Il n'a jamais révisé ses conceptions. Il n'a cessé, notamment, de bouleverser l'illusoire laïcité instituée par Mustafa Kemal.
Depuis 2017, il a entrepris de faire évoluer le pays vers un régime autoritaire.
Hakan Fidan, le nouveau ministre turc des Affaires étrangères, symbolise à lui seul la situation du problème. Il a été nommé par Erdogan au lendemain de sa réélection, en cette année 2023. Or, il est directement issu de la direction des services secrets, le MIT sigle turc pour « Millî İstihbarat Teşkilatı ».[2] Cette Organisation nationale de renseignement a succédé en 1965 à un Service national de la Sûreté et Hakan Fidan en a pris la responsabilité à partir de 2010. C'est cette année-là que le régime remet en cause sa coopération traditionnelle avec les Occidentaux, suspend ses accords avec Israël, rompt au plan intérieur avec les forces de modernisation et de libéralisation de la confrérie Hizmet dirigée par Fethullah Gülen, jusque-là son allié.
Dans le livre La Question turque et l'Europe, votre chroniqueur s'efforce d'exposer les racines de l'islamo-nationalisme qu'incarne Erdogan, parfaitement incompatible avec une appartenance à notre Vieux Continent.
JG Malliarakis
Apostilles
[1]Cf. "La Chauve-souris et les deux Belettes" fable bien connue de La Fontaine
[2]Il est littéralement l'héritier de la « Teşkilat-i Mahsusa ». Or, c'est ladite « Organisation spéciale », créée en juillet 1913 sous l'impulsion d'Enver Pacha, ministre jeune-turc de la Guerre, qui mit en œuvre entre 1915 et 1916 le génocide des Arméniens.
À lire en relation avec cette chronique
La Question turque et l'Europe http://editions-du-trident.fr/catalogue#questionturque