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Napoléon, de I à IV

« Un mythe n’est populaire que s’il rappelle à l’homme sa condition de mortel, s’il lui montre qu’il n’est qu’un jouet dans les mains des dieux ou de Dieu. C’est ce qu’ont parfaitement compris Hugo dans Napoléon II ou Tolstoï dans Guerre et paix et c’est en cela qu’ils furent peut-être les meilleurs serviteurs d’une légende qui n’a pas fini de nous éblouir ». Si l’éblouissement persiste chez les derniers lecteurs de Stendhal, Napoléon Ier, et plus généralement les Bonaparte, continuent d’intriguer les chercheurs. Ceux-ci s’intéressent aussi au Second Empire, enfin débarrassé de la hargne post mortem que lui adressa l’auteur des Châtiments.

Maître incontesté de l’historiographie napoléonienne, Jean Tulard a déjà publié de nombreux essais sur « le plus illustre des Français du XIXe siècle ». Avec son Napoléon. Le pouvoir, la nation, la légende, il se penche sur trois aspects méconnus de l’empereur des Français. Comment dirigeait-il ? Quels effets eut le Premier Empire sur l’affirmation de la nation ? Comment se constitua le mythe napoléonien ? Jean Tulard apporte des réponses claires et précises. Après avoir souligné que l’étude du gouvernement de la France aux cent trente départements reste encore une « friche historique » à exploiter, J. Tulard explique que, contrairement aux idées reçues, « ce n’est pas l’armée qui a porté Bonaparte au pouvoir : c’est un civil, Sieyès, qui vient le chercher pour lui proposer un coup d’État. Ses compagnons d’armes ne l’ont à aucun moment poussé vers le trône. Certains, comme Lannes, semblent même y avoir été hostiles. Le courant néo-monarchiste se recrutera parmi les civils (Fiévée, Fontanes....) ». D’ailleurs, « on ne voit pas une caste militaire contrôlant tous les leviers de commande à la façon des dictatures sud-américaines ». Le régime de l’« Ogre corse » s’apparente à une « dictature de salut public plutôt qu’[à une] dictature militaire, dont la seule légitimité ne peut être que le suffrage universel, et la seule justification le succès ».

En lisant les pages sur les rapports entre la Grande Nation et la vision européenne de Napoléon (le « Grand Empire »), on réalise qu’il précéda de plus d’un siècle les tenants de l’intégration européenne puisque, sous son impulsion dominatrice et centralisatrice, « il se forme [...] une Europe économique et douanière sous l’effet du blocus continental ». En effet, « la principale unification est économique, le douanier est son agent essentiel ». Malgré ses nombreux défauts, Bonaparte rejoint ainsi la cohorte des vrais constructeurs de l’Europe. Jean Tulard éclaircit en outre les légendes annexes de l’Aiglon (Napoléon II) et des « demi-soldes ». Pour ces derniers, il rappelle que « la majeure partie [...] se rallia sans problème, retrouva une place dans l’armée de la Restauration, les autres se faisant oublier à la faveur d’un mariage plus ou moins riche ou de métiers variés ».

Par une étrange coïncidence, les deux seuls empereurs des Français eurent chacun un fils dont le destin fut tragique. On connaissait celui de l’Aiglon. On saura dorénavant la vie de son cousin, celui qui aurait dû régner sous le nom de Napoléon IV et qui trouva une mort courageuse - « comme un lion », diront ses ennemis - au Zoulouland sous l’uniforme britannique. Alain Frérejean nous fait découvrir un jeune homme ambitieux et autoritaire, dont la devise proclamait : « Fais ce que dois, advienne que pourra ». Bonapartiste, le jeune prétendant l’est, puisqu’au jour de sa majorité, en 1874, il déclare que « le plébiscite, c’est le salut et c’est le droit, la force rendue au pouvoir et l’ère des longues sécurités rendues au pays ».

En 1873-1874, alors que la Troisième République se cherche encore, le mouvement bonapartiste a le vent en poupe dans les campagnes françaises. Face au risque d’une restauration monarchique perçue par les paysans comme un possible retour des nobles et de la féodalité, et face aux menaces que feraient peser les Rouges (les républicains) sur la propriété, les électeurs, tant ruraux qu’urbains, apportent leur soutien aux Bleus, aux bonapartistes conduits par Rouher, celui qu’on appelait naguère le « vice-empereur ». Pour Napoléon IV comme pour Rouher, le bonapartisme peut seul concilier l’ordre et la liberté, le principe dynastique et le gouvernement démocratique réduit à l’usage du plébiscite. Sentant l’imminence d’un possible Troisième Empire fondé sur la paix, l’ordre et le progrès, le Prince impérial souscrit à un projet de constitution. Afin de contrebalancer le mouvement révolutionnaire qui se concentre à Paris et dans ses alentours, Napoléon IV envisage de diviser la France en dix-huit régions toutes pourvues d’un parlement qui voterait le budget régional. Le Conseil législatif n’adopterait plus que les budgets ministériels de l’Armée et des Affaires étrangères. Mais, au-delà de ces hypothétiques novations institutionnelles, le régime de Napoléon IV serait resté un État autoritaire qui « ne se peut comprendre que dans une large perspective, celle du césarisme devenu bonapartisme, d’une dictature transformée en monarchie où l’assentiment populaire remplace le droit divin, sans écarter ce dernier » (Tulard).

Par-delà les prétentions fédéralistes, il ne faut donc pas se tromper. Influencé par sa mère d’opinion conservatrice et légitimiste, le jeune Napoléon s’inspire du style de François-Joseph Ier. Estimant que « la presse n’est pas un instrument de gouvernement, c’est un moyen de popularité », Napoléon IV aurait cherché à obtenir l’appui de l’Église, de l’année et des élites. Cette inclination à favoriser l’entente avec les conservateurs (les Blancs), au grand dam de son cousin Jérôme, deuxième de la succession, connu pour son jacobinisme et son anticléricalisme, incite les bonapartistes à s’allier aux royalistes lors de la dissolution parlementaire du 25 juin 1877. Mais cette alliance jugée contre-nature par les électeurs entraîne une sévère défaite pour le Parti de l’Ordre. Dépité, le Prince lance à ses proches :« La France se prépare à devenir, comme les États-Unis, un pays gouverné par des politiciens discrédités ». La sortie de l’histoire commence dès lors pour le bonapartisme.

Elle s’accélère avec le décès du prétendant impérial et sous l’impact des rivalités dynastiques entre Jérôme et son fils, Victor-Napoléon, désigné comme unique successeur par leur cousin. Le bonapartisme s’efface bientôt de la scène politique, sauf en Corse où subsiste un Comité central bonapartiste (Ajaccio). Cette disparition n’est guère surprenante, car « le bonapartisme, observe Frérejean, est un attachement personnel à un homme alors que royalistes et républicains sont dévoués à des principes ». C’est ce qui différencie en effet l’éphémère politicien de l’éternité politique.

• Jean Tulard, Napoléon. Le pouvoir, la nation, la légende, L.G.F., 1997, 153 p.

• Alain Frérejean, Napoléon IV. Un destin brisé, Albin Michel, 1997, 307 p.

• Pour l’histoire politique du bonapartisme, Frédéric Bluche, Le bonapartisme, P.U.F., 128 p., demeure une référence indispensable.

Paru dans Cartouches, n° 5, été 1998.

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