La forme de culture que l’on appelle classique en Occident est un phénomène assez particulier. Une première distinction doit être faite entre la culture traditionnelle, qui existe dans toutes les civilisations même les plus primitives, et la culture classique qui n’existe que dans certaines civilisations particulièrement évoluées. Les valeurs de ces deux formes de l’héritage du passé ne coïncident pas nécessairement et sont même parfois opposées.
La culture traditionnelle
La culture traditionnelle ne sépare pas les valeurs qui appartiennent aux divers ordres de la tradition constituant une civilisation particulière. Elle comprend le système social et les coutumes, la morale et les lois, la religion et la philosophie, la littérature, la technique, l’artisanat, les arts. Elle est le cadre dans lequel se développe un peuple, une civilisation, une nation. Elle est l’organisme collectif qui établit l’unité d’un groupe humain, lui permet d’agir avec cohérence, de s’établir, de combattre, de prospérer. Elle est aussi la barrière qui empêche la déviation de la norme établie, qui paralyse l’essor de la pensée non-conformiste. Elle n’évolue qu’avec lenteur et prudence et seulement lorsqu’il est absolument impossible de faire autrement. Mises en présence d’autres cultures, les civilisations purement traditionnelles risquent le plus souvent de disparaître faute de pouvoir s’adapter. Toutes les sociétés primitives, comme aussi, dans une grande mesure, les civilisations religieuses, sont d’ordre traditionnel. Elles s’opposent au changement et ne peuvent accepter logiquement la notion de progrès. Dans les périodes de désordre et d’instabilité, des systèmes totalitaires tendent à établir ou consolider de nouvelles sociétés traditionnelles. C’est pourquoi nous y voyons la foi, l’obéissance, promues au rang de vertus supérieures à la raison, à la liberté, la norme se dresser comme un idéal qui s’oppose à la fantaisie créatrice du génie. Même dans les civilisations qui font une large place à l’humanisme, la base de la société reste nécessairement traditionnelle. Le problème d’une civilisation est toujours un problème d’équilibre, de proportions entre la tradition qui est la force d’un peuple, sa cohésion, et la liberté de l’esprit et du comportement qui crée le développement de la culture, le progrès matériel et intellectuel.
La culture classique
La culture classique est un phénomène très différent de la tradition. C’est une exploration gratuite et consciente des efforts créatifs de l’esprit humain à travers les siècles pour y chercher les éléments actifs, les justifications, qui peuvent permettre à un groupe humain de dépasser les barrières de sa tradition.
En nous mettant en contact avec les sommets de la pensée et de l’art dans les divers âges de notre tradition et ceux des cultures autres que la nôtre, la culture classique nous permet de démêler les valeurs permanentes des conventions du monde où nous vivons. Elle est donc un élément essentiel du développement de la pensée, la base même de la tolérance, de la compréhension, du progrès. L’homme dépourvu de culture classique doit revivre à nouveau tous les stades du développement des arts et des idées. Il doit retrouver à tâtons les raisonnements d’Aristote et de Descartes avant de pouvoir faire le point.Toute insuffisance dans la culture classique représente une perte de temps pour la formation de l’esprit. Il me souvient d’un musicien de jazz qui, après des années d’une vie consacrée en somme à la musique, avait découvert des “trucs épatants” chez un “type qui s’appelle Chopin”. Nous assistons de nos jours aux balbutiements de certaines branches nouvelles de la sémantique qui feraient en avant un pas considérable si la pensée des grammairiens sanscrits était redécouverte par l’Occident comme le fut autrefois celle d’Euclide ou de Platon, et devenait un élément du patrimoine commun.
La culture humaniste en Occident a eu l’extrême avantage de plonger ses racines dans un passé auquel elle était apparentée par son histoire mais n’était pas liée par la tradition. Les enseignements du passé sont différent de ceux de l’histoire contemporaine. Ce sont des symboles dépouillés du contexte de nos ambitions et de nos craintes. L’éclosion de la pensée humaniste a été possible parce que l’esprit pouvait y choisir certaines valeurs sans tenir compte des autres. Les Dieux Grecs nous sont apparus dans leur beauté nue sans qu’il soit nécessaire de sacrifier à leurs autels. Nous avons pu redécouvrir Platon sans empoisonner Socrate. Nous pouvons nous inspirer des vertus de Sparte et d’Athènes sans être entraînés dans la guerre du Péloponnèse. Les Dieux que mentionnent les politiciens de notre époque comme les images déifiées des “leaders” sont là pour assurer la continuation d’un système. Apollon, Dionysos n’ont aujourd’hui point de prêtres qui les lient aux ambitions des peuples. Ils peuvent librement nous mener vers le ciel.
Rôle de l’Humanisme
L’Antiquité, qui sombra prisonnière de ses coutumes et de ses lois, a pu être le ferment qui libéra un jour le monde chrétien de conventions qui paralysaient sa pensée, conventions qui tendent à se reformer à toutes les époques, chez tous les peuples, car elles apparaissent comme l’instrument de la puissance d’une race, d’une nation. Comme tous les âges, le nôtre est menacé par le conformisme, par la propagande, par la machine politique qui veut régir la pensée, la sensibilité, la vie, créer des peuples en uniformes, obéissant comme des armées et qui sont les instruments par lesquels un groupe social ou religieux, une nation, une “civilisation” peur dominer physiquement d’autres peuples tout en se réduisant elle-même en esclavage. On brûle les hérétiques, les sorcières, les Kafirs, les juifs, les communistes, les déviationnistes, les homosexuels, les noirs, puis les prophètes et les savants, car les nations se détruisent elles-mêmes par l’effort de standardisation qui semble devoir consolider leur pouvoir. Les hommes ont toujours tendance chercher un refuge dans les organismes collectifs qui laissent d’autres la responsabilité de penser. L’homme primitif, latent en nous, s’identifie au groupe pour pouvoir s’affirmer. C’est pourquoi nous nous croyons démocrates ou communistes, Chrétiens ou Musulmans, Aryens ou Juifs, Brahmanes ou intouchables. Le rôle d’une culture classique est de mettre au premier plan l’homme en tant qu’individu pensant, et non point seulement, en tant qu’animal social, de faire de quelques-uns d’entre nous des humanistes et peut-être même des hommes.
C’est là que la culture classique joue un rôle essentiel dans la formation des individus et des nations. Rien ne peut la remplacer. C’est parce qu’elle est en-dehors de la fonction utilitaire qu’elle permet à l’individu de servir son pays, sa religion, sa culture, sans cesser d’être un être libre.
Classicisme moderne
Les valeurs par lesquelles la pensée classique sert de base à l’humanisme ne sont pourtant pas exclusivement des archaïsmes. Il existe un humanisme de tous les temps. Mais la formation classique semble essentielle pour permettre à l’esprit de dégager l’humanisme contemporain des superstitions modernes. Les sociétés traditionnelles qui reposent sur l’autorité d’institutions ancestrales peuvent difficilement s’opposer au classicisme qui, lui aussi, s’appuie sur la passé. Une idée qui, moderne, serait rejetée sans hésitation, peut devenir acceptable si elle s’appuie sur une citation de Cicéron ou de Montaigne. Les œuvres d’art ne peuvent devenir classiques que quand elles sont séparées de leur contexte. Une œuvre qui, moderne, serait brûlée par les douaniers de certains pays, comme pornographique, aura les honneurs d’éditions savantes parce qu’elle fut écrite il y a deux mille ans ou simplement quelques siècles. Le fait que la valeur et l’importance des études classiques puissent être mises en doute est en lui-même un signe de danger. L’homme spécialisé, perdu dans le détail d’une technique dont l’ensemble lui échappe, est un rouage sans force dans la machine qui l’entraîne. La philosophie de son temps, la religion de sa race, ne peuvent suffire à l’émanciper. Elles sont trop proches de lui et font partie de ses liens. Seule la lumière d’âges révolus peut représenter pour lui un monde où la pensée peut sans danger être libre et n’implique pas dès l’abord un mode d’action correspondant. Le plan intellectuel est dégagé du plan moral.
Éducation spécialisée
Plus une civilisation est complexe, plus la spécialisation de l’individu est nécessaire. Les Hindous, en créant un système de société corporative où chaque individu est destiné dès l’enfance à un métier, à un mode de vie préétabli, atteignirent une perfection technique qui éblouit le monde pendant de longs siècles et dont les monuments restent toujours inégalés. Ils tombèrent sans force devant des hordes d’envahisseurs bons à tout faire et qui n’avaient pas besoin d’être nés soldats pour se battre. L’éducation technique et utilitaire dont on parle aujourd’hui présente les mêmes dangers et les mêmes avantages. Elle est utile à un pays si une partie de son peuple y est sacrifiée. Elle lui est fatale si elle est généralisée.
Problèmes des cultures hybrides
Le développement de l’esprit classique au contact de la pensée et de l’art des grandes époques ne peut toutefois fleurir que dans le cadre harmonieux d’une société à base traditionnelle. Une société qui a perdu ses amarres est trop instable pour que la culture s’y développe avec harmonie. Elle se jette sur la première personne venue, se livre au premier aventurier dans un effort pour s’agripper à quelque chose de stable. Il n’est pas possible d’améliorer une culture par l’apport des valeurs d’une autre civilisation moderne. L’idée colonisatrice d’un peuple apportant les bienfaits d’une culture supérieure à un autre peuple moins développé est aussi réaliste que de vouloir faire pousser des roses sur des cocotiers. Le mélange de deux civilisations contemporaines est presque toujours désastreux et il faut des siècles pour réparer les dégâts qui peuvent en résulter. Il existe à notre époque beaucoup de civilisations hybrides qui se sont efforcées d’adopter en même temps que les idées, les mœurs et les coutumes, les préjugés voire même le langage d’un peuple étranger et n’ont réussi qu’à s’encombrer de conventions nouvelles. C’est le phénomène qui menace toutes les civilisations de l’Orient ravagées par l’imitation stérile de l’Occident dont ils n’adoptent que les apparences. Beaucoup de peuples d’Orient sont aujourd’hui doublement conventionnels, entravés par leurs coutumes et les nôtres. Les superstitions socialistes se surajoutent au ritualisme ancien déjà paralysé par le puritanisme du XIXe siècle. Ils perdent rapidement leur musique, leur art, leur littérature et n’acquièrent à la place que des demi-valeurs. C’est le contraire même d’un renouveau classique et l’indépendance politique devient une dangereuse illusion lorsque la pensée est esclave et improductrice.
L’élargissement du patrimoine classique
Les peuples d’Occident pourraient avec grand avantage élargir les limites de leur classicisme, ouvrir la porte qui donne non pas sur l’Orient moderne et sa vie médiocre encombrée des sous-produits de l’Occident et du Védanta ou du Soufisme occidentalisés mais sur les horizons mal explorés de l’agnosticisme, de la logique, de la cosmologie, de la linguistique, de l’art, de la musique ancienne de l’Orient. Ils y trouveraient de nouveaux espaces, de nouvelles dimensions de la pensée. C’est sur ce plan que le génie de l’Asie peut nous apporter des éléments précieux d’un classicisme nouveau et fécond épuré de son contexte. De la même manière les peuples d’Orient ne retrouveront l’équilibre que quand ils auront rétabli un climat permettant un renouveau de leur culture classique et c’est seulement alors qu’ils pourront avec fruit en élargir les limites pour y faire entrer les chefs-d’œuvre de la pensée occidentale. Les valeurs classiques sont le seul plan sur lequel une compréhension véritable est possibles entre les peuples. Le premier pas vers elle est l’individualisation des cultures et non pas leur mélange.
Alain Daniélou, 1950. Texte repris dans : Antaïos n°8/9, 1995.