Polémia
40 ans d’analyses de la situation politique du monde, de l’Amérique hispanique et de l’Espagne dans la revue Razón Española
Il est rare qu’une revue de pensée politique résiste pendant quarante ans, c’est à dire presque trois générations. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la fondation de la principale revue conservatrice hispanique Razón Española, en 1983, mais cette longévité exceptionnelle mérite d’être soulignée. « R.E. » a été, tout au long de cette période, un véritable miracle. Je l’ai dit il y a dix ans et je le répète aujourd’hui. La revue est née dans un contexte extrêmement hostile, tant politique qu’intellectuel, au début de la longue période socialiste (1983-1996). Il y avait alors une droite représentée par l’Alianza Popular qui, après la disparition de l’Union du centre démocratique, et la défaite de fin octobre 1982, était sur la défensive, honteuse de son statut de parti de droite et soucieuse de se définir avant tout comme “centre”. Ce n’est pas pour rien que l’ex-ministre Manuel Fraga, avec ses habituelles expressions rudimentaires, a été le premier homme politique espagnol de l’époque à tenter de théoriser le “centre” politique. Bien entendu, personne ne l’a cru du fait de son passé franquiste. Il a fallu que surgisse un homme aussi vide, sans substance, ni idées, qu’Adolfo Suárez, pour que le “centre” s’impose dans l’arène politique espagnole, avec les conséquences que l’on sait aujourd’hui pour l’ensemble de la société.
Pour toutes ces raisons, Razón Española a souffert, dès le début, d’une évidente marginalisation médiatique, sociale, politique et économique. Et cela non seulement de la part de la gauche, mais aussi de la part de la droite. L’Alianza Popular n’a rien voulu savoir de son existence ; elle a fondé une revue, intitulée Veintiuno, organe de la Fondation Cánovas del Castillo, qui a vite disparu sans laisser de traces ; son héritier politique, le Partido Popular n’a pas su davantage réaliser un travail rigoureux, un tant soit peu efficace en matière de débat d’idées. Le PP a supprimé la Fondation Cánovas del Castillo pour créer la Fondation d’études et d’analyses sociales (FAES), qui s’est avérée incapable de doter le parti d’une idéologie un tant soit peu cohérente. Son organe, Cuadernos de Pensamiento Político, n’a pas su relever le défi de la guerre culturelle. Son cadre historique de référence est resté l’Espagne de la Restauration (1874-1931), même si, dans le sillage erratique inauguré par José María Aznar, il n’a pas ménagé ses éloges « extemporanés » au ministre et président de la république Manuel Azaña.
Razón Española a même subi une campagne de diffamation permanente et répugnante de la part d’historiens démocrates-chrétiens, tels Javier Tusell Gómez, qui a demandé publiquement dans la presse, en particulier dans le journal socialiste El País, qu’elle ne soit surtout pas financée par des banques et des hommes d’affaires. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, plus personne ne se souvient de cet auteur médiocre.
Dans un contexte aussi défavorable, le plus normal aurait été de jeter l’éponge et de disparaître. Mais heureusement, ce ne fut pas le cas. Contre vents et marées, la revue a réussi à survivre et, surtout, à réunir près de trois générations d’intellectuels aux sensibilités souvent très différentes, unis par une défense claire de la conception traditionnelle du monde.[1] Comment expliquer ce miracle de longévité ? À mon avis, il y a surtout deux raisons.
Tout d’abord, c’est grâce à l’énergie, à la volonté et au “charisme” de son fondateur, Gonzalo Fernández de la Mora y Mon, dont la figure et l’œuvre ont jadis servi de liant, de nœud pour les collaborateurs de la revue. Sa vigueur intellectuelle, personnelle et morale explique en grande partie la survie de Razón Española, que le journaliste catalan Josep Maria Ruíz Simón n’hésitait pas à définir comme “la forge de Don Gonzalo”.
Ensuite, c’est grâce à la volonté de ses contributeurs qui, gratuitement, défiant le silence, les dangers et les disqualifications, ont décidé de collaborer dans ses pages. Pour beaucoup, dont moi-même, cette collaboration a été une véritable “catharsis”, un défi au “politiquement correct” dominant ; la conquête, en somme, d’un authentique espace de liberté intellectuelle. Pour eux tous, R.E. a été la revue dans laquelle il était enfin possible d’écrire et de dire ce qui ne pouvait être écrit ou dit dans la plupart des revues politiques et intellectuelles d’Espagne. Et nous en sommes hélas ! encore là.
Malgré sa marginalisation économique, politique et médiatique, Razón Española a, je crois, réussi à apporter des contributions significatives à la pensée conservatrice espagnole. En tant qu’historien des idées, j’en citerai quelques-unes.
Premièrement, l’exposition par Gonzalo Fernández de la Mora de sa philosophie “razonalista » (« raisonaliste » ou « raisonnante ») et du projet politico-intellectuel contenu dans ses ouvrages. Je veux parler de La partitocracia – un livre véritablement prophétique -, La envidia igualitaria (L’envie égalitaire), Los teóricos izquierdistas de la democracia orgánica, (Les théoriciens de gauche de la démocratie organique), Los errores del cambio (Les erreurs du changement politique), El hombre en desazón (L’homme en détresse) et Sobre la felicidad (Sur le bonheur).
Deuxièmement, son analyse critique du système politique actuel, né de la Constitution de 1978, basée sur sa dénonciation de la partitocratie, de l’État des régions autonomes, des tendances ouvertement sécessionnistes des nationalismes périphériques catalan et basque, de la faible fonctionnalité politique de la monarchie, etc.
Troisièmement, sa critique des idéologies de gauche. Non seulement du marxisme, aujourd’hui en déclin, mais aussi de ce que Jean Bricmont a appelé la “gauche morale”, centrée non pas sur des projets de transformation économique et sociale, mais sur la défense du féminisme radical, de la woke culture, des sexualités dites alternatives, la stigmatisation d’un fascisme démonologique et imaginaire, du racisme, de la xénophobie ou d’une “extrême-droite” générique. Pour le dire en langage marxiste, la “gauche morale” fait appel à la conscience et non à l’être social, aux superstructures et non à l’infrastructure. La crise budgétaire qui a commencé à se manifester en Europe il y a trois décennies, la fin de la “guerre froide” et les besoins de compétitivité engendrés par la mondialisation économique ont conduit, on le sait, à l’obsolescence du discours traditionnel de la gauche, y compris celui de la social-démocratie, et à l’acceptation de l’économie de marché libre, dans sa variante néolibérale. Comme l’a dénoncé la philosophe marxiste Nancy Frazer, la politique actuelle de l’ensemble de la gauche européenne et nord-américaine, défendue par le Parti démocrate, peut être conceptualisée comme un “néolibéralisme progressif”, c’est-à-dire des politiques économiques ultra-libérales et des politiques culturelles d’évasion. Le PP espagnol actuel n’est pas loin de cet horizon politique dans sa pratique quotidienne.
Quatrièmement, l’élaboration d’alternatives au système de 1978, qui ont été synthétisées dans l’article de Gonzalo Fernández de la Mora, Las contradicciones de la partitocracia (Les contradictions de la partitocratie), publié dans Razón Española. Cet article préconisait, entre autres mesures, l’indépendance des différents pouvoirs, la démocratisation interne des partis, la rupture du monopole partitocratique de la représentation politique, l’interdiction de la discipline de parti, le vote secret, la représentation des intérêts sociaux, les référendums, les circonscriptions uninominales, les listes ouvertes, le contrôle des membres de la classe politique. Il défendait en outre, la République présidentielle, opposée à la partitocratie, et la défense de l’économie de marché.
Cinquièmement, la critique des politiques de « mémoire historique » soutenues par l’ensemble de la gauche espagnole.
Sixièmement, l’insistance sur la primauté des idées et la lutte culturelle contre le déterminisme économique, tant de droite que de gauche. Aujourd’hui, comme nous l’avons déjà souligné, un secteur de la gauche a transformé son horizon intellectuel, devenant “idéaliste” ou “culturaliste”, tandis qu’une certaine droite s’est convertie à l’économisme le plus statique et le plus matérialiste. Ce n’est pas pour rien que le social-démocrate Luis García San Miguel parlait il y a déjà quelques années des marxistes-thatchériens. Le PP en est un exemple frappant.
Septièmement, la récupération d’auteurs considérés comme “maudits” par le système politico-culturel-médiatique actuel, tels que Ramiro de Maeztu, Eugenio D’Ors, Marcelino Menéndez Pelayo, Rafael García Serrano, Joaquín Costa, Eugenio Montes, Ernesto Giménez Caballero, Aquilino Duque, Carl Schmitt, etc.
Et, huitièmement, la critique du soi-disant “centrisme”, c’est-à-dire la politique du “consensus”, en faveur d’une politique de “pluralisme agonistique” (Chantal Mouffe).
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À l’heure de dresser le bilan de ces quarante années, que pouvons-nous retenir ? A mon avis, par souci de cohérence et de réalisme, ce bilan doit être ambivalent.
D’une part, il faut souligner que la plupart des diagnostics de la situation sociopolitique de l’Espagne défendus dans la revue ont été confirmés. Après une période relativement longue d’euphorie, de triomphalisme et d’optimisme obtus, les défauts inhérents au régime de 1978 sont apparus. Il ne fait aucun doute que certains, à commencer par les élites du PP, ne l’ont pas encore compris et font comme si de rien n’était, nostalgiques d’un “consensus” qui, en réalité, n’a jamais existé, parce qu’il masquait une nette hégémonie de la gauche à l’échelle mondiale. Ils s’en apercevront un jour, mais, comme d’habitude, ils s’en apercevront tard et mal. Depuis plusieurs années, les esprits les plus conscients de la société espagnole se rendent compte que de nombreux problèmes historiques, que l’on pensait avoir surmontés, sont réapparus au grand jour avec une virulence singulière.
La question religieuse est toujours d’actualité, même si l’Église catholique a incontestablement cessé d’être une force sociale et morale importante. L’Église catholique conserve de nombreux avantages sociaux, économiques et symboliques, mais son rôle est de plus en plus marginal. Peut-être est-ce la persistance de ses vieux privilèges, qui l’empêchent d’exercer plus efficacement son travail pastoral face à un État qui se définit comme non confessionnel, mais qui, dans la pratique quotidienne, par sa législation, agit comme un organisme agressivement laïc. Peut-être qu’une Église plus libre, avec moins d’engagements étatiques, pourrait être plus efficace dans sa fonction publique. Quoi qu’il en soit, il me semble évident que la société espagnole est entrée dans la période historique que le philosophe italien Augusto del Noce a appelée “l’irréligion naturelle”, c’est-à-dire une attitude spirituelle caractérisée par un relativisme absolu, où toutes les idées sont considérées en relation avec la situation psychologique et sociale de ceux qui les affirment et, par conséquent, valorisées d’un point de vue utilitaire, comme un stimulant pour la vie. Les catholiques n’ont pas été en mesure d’empêcher la législation sur l’avortement, l’euthanasie ou les mariages homosexuels. Plus important encore, lorsque le PP est arrivé au pouvoir, ces lois n’ont pas été abolies, ni même réformées. Qui plus est, comme nous l’avons vu récemment avec Alberto Núñez Feijóo, le PP les a repris à son compte, ce qui les rend pratiquement irréversibles. Pour un catholique conséquent, l’Espagne d’aujourd’hui est sans aucun doute une terre de mission. Cela dit, des questions telles que l’avortement, l’euthanasie, le féminisme radical, la culture woke, etc. ne sont pas essentiellement confessionnelles ; elles sont négatives en soi, indépendamment des croyances religieuses. Il y a d’ailleurs même des théologiens, comme l’ineffable Juan José Tamayo, qui sont d’accord avec ces idées, affirmant que l’éthique chrétienne est l’héritière d’Épicure. Rien de moins. Quoi qu’il en soit, ces questions peuvent être également critiquées dans une perspective laïque et agnostique, bien que la collaboration des catholiques continue ici d’être importante.
Une autre question, celle de la forme de gouvernement ne semble pas non plus avoir trouvé de solution définitive, loin s’en faut. En juin 2014, Juan Carlos Ier a été contraint de céder sa place à son fils Felipe VI. L’institution et sa figure n’ont pas résisté à l’érosion des critiques sur la vie privée tumultueuse du roi, sur la corruption de certains membres de la famille royale et, surtout, ce qui est le plus important, sur l’évidente inefficacité politique. Comme cela a été souvent affirmé dans les pages de Razón Española, il faut exiger de l’institution monarchique qu’elle soit légitime non seulement dans son origine, mais aussi dans son exercice, surtout dans la défense de l’unité nationale, qui est de plus en plus menacée.
De même, comme l’a également prophétisé la revue, l’échec du modèle de décentralisation politique est aujourd’hui patent. Non seulement l’État des autonomies n’a pas réussi à intégrer les nationalismes périphériques catalan et basque, mais il a également favorisé et consolidé les velléités sécessionnistes. Il a aussi entraîné des coûts économiques excessifs qui le rendent non viable à moyen terme. Enfin sa dialectique intrinsèque conduit à la “confédéralisation” ou à la fragmentation. Ce processus a historiquement donné raison à ceux qui, dans les discours précédant l’approbation du texte constitutionnel, comme Fernández de la Mora et López Rodó, s’opposaient à la pseudo-solution autonomiste. Le régime de 1978 a été incapable de créer un symbolisme intégrateur comme expression de l’unité nationale. Aujourd’hui, il est peut-être trop tard.
Durant ces années cauchemardesques (à partir de la fin des années 1970), l’Espagne a été l’un des pays européens qui s’est le plus désindustrialisé, sous couvert d’intégration à la Communauté économique européenne. Un processus qu’il faudra bien un jour analyser rationnellement et sans triomphalisme. Le poids de l’industrie dans le PIB est passé de 39% en 1975 à 19% aujourd’hui. Il faut consulter sur ce point les articles économiques du professeur et académicien Juan Velarde dans la revue. Par ailleurs, ce que l’on appelle désormais l’”hiver démographique espagnol”, dénoncé et analysé dans la revue par Alejandro Macarrón, remet fondamentalement en cause, entre autres, la continuité sociale et culturelle et les fondements de l’État social.
Parallèlement, la crise de représentativité du régime politique s’est aggravée. Aujourd’hui, le modèle libéral-démocratique est en crise comme dans l’ensemble des pays occidentaux en raison du processus de mondialisation économique et de la remise en question du modèle de l’État-nation. Le régime politique actuel apparaît à l’ensemble de la population espagnole comme fermé, oligarchique, grossièrement partitocratique. Les deux partis hégémoniques, le PSOE et le PP, ainsi que les partis nationalistes périphériques, ont, comme l’avait prédit Fernández de la Mora, colonisé toutes les institutions. La partitocratie a atteint un tel degré d’extrémisme qu’à l’heure où ces lignes sont écrites, la stabilité politique du pays dépend de la volonté d’un fugitif ou repris de justice, comme Carles Puigdemont, qui, au rythme où vont les choses, deviendra, Dieu nous en préserve, le prochain président catalan. Nous ne savons même pas s’il s’agira de la Generalitat ou d’une éventuelle République catalane indépendante. Nous avons atteint le plus haut niveau de cynisme politique, avec Pedro Sánchez, mais l’horizon est encore ouvert à de plus grands sommets d’ignominie. En fait, je n’ai pas du tout confiance en la prétendue alternative politique représentée, dit-on, par Alberto Núñez Feijóo, l’acolyte de son compatriote Mariano Rajoy Brey. Avec le PP, tout est possible, mais surtout le pire.
Malgré leur lucidité, ou peut-être à cause d’elle, les diagnostics et les solutions défendus dans les pages de Razón Española n’ont pas été écoutés ni suivis par les élites politiques et médiatiques qui se réclament du conservatisme. Mais néanmoins, on assiste aujourd’hui à un net renouvellement du camp politique conservateur, qui, à l’avenir, sera peut-être plus réceptif à ses messages. Quoi qu’il en soit, le combat culturel continue.
Pedro Carlos González Cuevas 04/12/2023
Source : Article originel publié dans La Gaceta Iberosfera, Ideas, le 26 novembre 2023.
[1] Parmi eux il faut citer: Ernesto Giménez Caballero, Juan Velarde Fuertes, Vicente Palacio Atard, Thomas Molnar, Jorge Uscatescu, Vicente Marrero, Carlos Areán, Ángel Palomino, Arnaud Imatz, Michael Novak, Álvaro D’Ors, Alfonso López Quintás, Torcuato Luca de Tena, Rafael Gambra, Fernando Vizcaíno Casas, Enrique Zuleta Álvarez, Federico Suárez, José María Martínez Cachero, Tomás Melendo, Ricardo de la Cierva, Aquilino Duque, Alessandro Campi, Laureano López Rodó, Jerónimo Molina, Dalmacio Negro Pavón, Franco Díaz de Cerio, José Javier Esparza, Miguel Ayuso, Pedro Fernández Barbadillo, Jesús Neira, Javier López, Alejandro Macarrón, David Ángel Martín Rubio, Stanley Payne, José Ángel Sánchez Asiaín, Mario Hernández Sánchez-Barba, Alberto Buela, José Luis Barceló, Pío Moa, Fernando Paz, etc.
Crédit photo : Domaine public
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