Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire, rédacteur en chef de la revue de géopolitique Conflits, est l’auteur de l’ouvrage Le déclin d’un monde, que nous avions évoqué. Il évoque l’illusion européenne, cet aveuglement que nous avons entretenu depuis 1945 en voulant croire qu’il n’y avait plus de guerre sur le territoire européen :
C’était pourtant complètement faux : il y a eu la guerre dans les Balkans, en Irlande du Nord, ainsi que des attentats continuels de l’ETA contre les populations espagnoles, etc. À cause de cette illusion, le déclenchement de la guerre en Ukraine a été un véritable choc. Un réveil aussi violent fait toujours mal. L’illusion, c’est un peu comme la dette : on espère toujours qu’on n’aura pas à la payer. Pourtant, elle existe. Ce déni de réalité cause des drames. La perte de confiance entre les générations, notamment en France, est l’un d’entre eux. Les jeunes générations d’aujourd’hui reprochent aux générations précédentes d’avoir refusé de voir la réalité telle qu’elle était et d’avoir par conséquent manqué d’agir, notamment en termes de sécurité.
Ce jugement, pour hâtif et injuste qu’il puisse être, contient une part de vrai. À croire en une paix définitivement acquise, les gouvernements de la dernière moitié du XXe siècle ont négligé les investissements militaires. Or ceux-ci nécessitent plusieurs décennies pour leur mise en œuvre. Quand on en vient à les regretter, il est généralement trop tard. Une illusion est maintenue parce qu’elle est agréable. Croire à la disparition de la guerre est confortable : le combat est évité, les tensions perpétuelles liées aux préoccupations militaires n’ont plus lieu d’être. Sans compter que la figure du prophète est toujours mal vue. On préfère entendre ce que l’on veut entendre ! La tentation est grande de penser que celui qui annonce un mal – une guerre, une maladie… – désire ce mal.
En entreprise, cette problématique s’illustre continuellement : ceux qui mettent en garde contre des difficultés sont souvent accusés de les vouloir. Pourtant, si l’on préfère écouter ceux qui annoncent des lendemains radieux, une fois le malheur survenu, ils seront les premiers à être accusés et à tomber dans le discrédit. Ce phénomène explique en partie la défiance qui plombe la vie politique française : les citoyens ne votent plus. Cela vaut aussi pour les élections municipales, encore épargnées jusqu’à récemment. La confiance des citoyens dans les élus s’est totalement effritée. Ce n’est d’ailleurs pas tant à cause des dirigeants politiques actuels que des décennies de manque d’honnêteté qui ont peu à peu érodé leur confiance. De manière surprenante, alors que l’armée a longtemps eu mauvaise presse – on voulait croire que la guerre avait disparu –, elle est aujourd’hui l’institution à laquelle les Français se fient le plus. Jusqu’à en attendre des actes qui ne sont pas de son ressort, comme intervenir dans les banlieues ou résoudre la grève des éboueurs.
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