En ce début de seconde moitié du XIVe siècle, le royaume de France est bien mal en point : en juillet 1356, le Prince Noir et les redoutables archers anglais ont écrasé à Poitiers une armée française numériquement deux fois supérieure et fait prisonnier le roi de France Jean II le Bon, défaite lourde de conséquences. Le fils aîné du roi, Charles V, prend la régence en une période difficile et doit faire face à la révolte parisienne menée par Étienne Marcel (1358), laquelle ne prend fin qu’avec l’assassinat de son meneur ayant appelé à l’aide les Anglais.
A l’automne 1359, le roi d’Angleterre Édouard III tente de se rendre à Reims pour se faire couronner mais ne parvient pas à destination, se heurtant à des villes et châteaux bien fortifiés. Près de Chartres, le lundi 13 avril de l’année suivante, une partie de son armée est emportée par une furieuse tempête de grêle ! Il se résout à traiter et signe la paix à Brétigny le 8 mai 1360. Le traité définitif de Calais (24 octobre) concède aux Anglais une Aquitaine élargie, comprenant le Poitou, la région de Calais et trois millions d’écus (somme énorme : environ 12 tonnes d’or, soit deux ans de recettes fiscales du pays). En échange, Édouard III accepte de renoncer à la couronne de France.
Jean le Bon regagne la France laissant derrière lui de nombreux otages. Parmi eux, Louis d’Anjou, l’un de ses fils, qui s’échappe de prison malgré la parole donnée. Le roi de France part à Londres le 3 janvier 1364 pour renégocier le traité de Brétigny : il éprouve des difficultés à payer la rançon et doit résoudre la question des otages, dont celle de son fils évadé. Il y meurt le 8 avril 1364, laissant au futur Charles V un pays ruiné.
I. La guerre des deux Charles
Charles V est désormais maître du royaume. Avant de s’attaquer aux Anglais, il doit faire face à Charles II de Navarre, dit Charles le Mauvais. Fils de Philippe III de Navarre et de Jeanne II, fille du roi de France Louis X le Hutin, il profite du discrédit touchant les Valois pour réclamer la couronne de France. Le roi de Navarre, également comte d’Évreux, est un homme qui n’hésite pas à changer d’alliance pour parvenir à ses fins : tantôt les Anglais, tantôt ce qui était le futur Charles V, et même les Jacques d’Étienne Marcel. Sûr de son destin royal, il rencontre le Prince Noir à Bordeaux, négocie la paix avec le roi d’Aragon auquel il promet des territoires français et se fait broder une bannière aux couleurs de la France et la Navarre. Il est devenu la bête noire de Charles V.
En avril 1364, le roi de France demande à un certain Bertrand du Guesclin de prendre les places fortes qui permettent à Charles le Mauvais de tenir la Seine : Mantes, Meulan, Vétheuil et Rosny ; mission menée à bien en une semaine seulement. Du Guesclin (v. 1320-1380) est alors une étoile montante : issu de la petite noblesse bretonne, d’une laideur légendaire, réputé pour sa ruse, il s’est fait remarquer pour ses exploits notamment pour la défense de Rennes en 1357. Celui qui gagne le surnom de « dogue noir de Brocéliande » est tout dévoué à la cause française.
Pendant que Du Guesclin s’occupe des places fortes navarraises, une armée levée par Charles le Mauvais en Navarre et en Gascogne, embarquée à Bordeaux, fait voile vers le port de Cherbourg. Le roi de Navarre est resté au pays et a confié le commandement des troupes anglo-navarraise à Jean de Grailly, captal de Buch, grand seigneur gascon. Cette armée arrive à destination fin avril.
II. Le face à face des deux armées
Jean de Grailly tient Évreux et Vernon. Le 11 mai, Du Guesclin sort de Rouen où il a établi son quartier général pour conduire ses troupes à Pont-de-l’Arche. Il traverse la Seine et se dirige vers la vallée de l’Eure qu’il remonte sur la rive droite en direction de Pacy, à une trentaine de kilomètres de Vernon. Le 14 mai, Jean de Grailly quitte Vernon pour prendre le commandement de son armée (plus de 2000 hommes dont 300 archers) avec Jean Jouël, chef de compagnie qui a déjà eu affaire à Bertrand (en tant que défenseur de Rolleboise).
Dans la matinée du 14, Bertrand du Guesclin se dirige vers le petit village de Cocherel à la tête d’environ 1500 hommes ; parmi eux, des Bretons, des Picards, des hommes de l’Ile-de-France, et des Gascons. L’armée est en ordre de bataille le lendemain matin dans le champ de Cocherel. Aux premiers rayons du Soleil, les Français voient la colline à proximité se couvrir d’hommes armés : c’est Grailly ! Le captal de Buch, se trouvant avantagé par sa position, laisse à son ennemi l’initiative de l’attaque. Pas question pour Du Guesclin de charger l’armée du captal à cause des quelques 300 archers dont la réputation n’est plus à faire. Il envoie un héraut pour demander la bataille et lui dire qu’il l’attend dans la plaine ; mais il comprend vite que son adversaire, méfiant, n’entend pas bouger d’un pouce. Aucun fait d’arme n’a lieu durant cette journée où il fait très chaud, et la nuit tombe sur les deux armées se regardant en chiens de faïence.
III. La bataille de Cocherel
Le 16 mai 1364, dans la matinée, Bertrand expose son plan à ses compagnons d’armes : « Nous ferons semblant de battre en retraite, de renoncer au combat aujourd’hui, parce que nos gens sont durement éprouvés par la chaleur » (d’après Froissart). Il propose de faire défiler un certain nombre de chevaliers sur le pont enjambant l’Eure, pour faire croire qu’ils regagnent leur campement. Le captal, immobile, regarde du haut de la colline les chevaliers français qui rompent au son des trompettes. C’est alors que Jean Jouël, exaspéré par l’inaction de Grailly, sans prendre d’ordre auprès de son supérieur, charge les Français en criant « Par saint Georges ! Passez avant, qui m’aime me suive, je m’en vais combattre ». Le captal de Buch, voyant Jouel et d’autres capitaines descendre la colline, décide de suivre le mouvement.
Les Français exultent. Ils font alors volte-face et crient « Notre-Dame ! Guesclin ! Notre-Dame ! Guesclin ! ». Les Anglo-Navarrais ignorent aussi que le rusé breton a caché deux cents cavaliers dans un bois sur le côté et qu’ils viennent de les dépasser… Ils offrent ainsi aux troupes françaises un flanc sans défense. Les cavaliers de Du Guesclin sortent du bois et les hommes de Grailly comprennent un peu tard que les fuyards n’en sont pas.
Pris entre le gros de l’armée française et l’attaque de revers menée par les cavaliers d’élite, les Anglo-Navarrais sont submergés et les Français sont trop proches pour que les archers puissent entrer en action. Les coups de hache fendent les crânes tandis que les épées et lances embrochent les corps. Connaissant l’habileté du maniement de la hache des Bretons, Du Guesclin en avait commandé un grand nombre, à Paris, Orléans et Caen. Le captal se bat avec l’énergie du désespoir et ne se rend que tardivement à un Breton nommé Roland Bodin (d’autres sources disent Thibaut du Pont). Jean Jouël trouve la mort au cours du combat. Du Guesclin sort de la bataille couvert de gloire.
IV. Les suites de la bataille
Charles V, troisième souverain de la dynastie des Valois, reçoit l’onction sacrée à Reims le 19 mai. Il a appris sa victoire la veille de son couronnement. Le 28, il entre avec Jeanne de Bourbon triomphalement dans un Paris orné de tentures et tapisseries dans la Grand Rue Saint-Antoine. Des réjouissances s’ensuivent, avec un grand dîner et des joutes les jours suivant.
Bertrand du Guesclin se rend à Saint-Denis le 27 mai. Dans la basilique, le vainqueur de Cocherel se voit attribuer tous les biens, titres, privilèges et revenus du comté de Longueville, riche seigneurie normande confisquée à Charles le Mauvais. Avec cet octroi, le capitaine breton se voit élevé au niveau des plus puissants seigneurs de la Cour. En échange, le nouveau comte de Longueville doit confier à son souverain deux de ses prisonniers : Jean de Grailly et Pierre de Sacquenville, seigneur normand partisan du roi de Navarre, ainsi que leurs rançons. Les trésoriers du roi lui versent en compensation l’intégralité des sommes qui lui sont dues pour ses services de guerre.
Les prisonniers français – hors Gascons – sont décapités en tant que traitres à la cause française, n’ayant pas droit à la libération contre rançon. Charles V entend montrer que la guerre privée est un droit mais qu’il ne saurait y avoir de guerre contre le souverain. Charles le Mauvais, qui a appris sa défaite le 24 mai au soir, signe la paix de Saint-Denis en 1365, où il renonce à ses prétentions au trône de France. Les deux rois parviennent à s’accorder sur un échange : Charles V récupère les possessions navarraises de la basse vallée de la Seine tandis que Charles le Mauvais reçoit Montpellier. Le roi de Navarre est dupé : les Montpelliérains peu enthousiastes refusent de passer sous sa coupe…
Sources :
DUPUY, Micheline. Du Guesclin. Perrin, 1999.
FAVIER, Jean. La guerre de Cent Ans. Fayard, 1980.
https://www.fdesouche.com/2011/03/06/desouche-histoire-la-bataille-de-cocherel-16-mai-1364/