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L’espace continental européen (1)

« Pour les Américains, la Russie reste la seule grande puissance de demain en Europe. Elle a de l’énergie et de l’espace. »
Jacques Attali
« Personne ne changera rien au fait qu’une surface de terre de 180° de large (la moitié de la circonférence terrestre) s’étend entre deux océans ; que d’est en ouest, il n’y a sur cette surface, aucune frontière naturelle ; et que cette surface est peuplée majoritairement d’hommes appartenant à la race blanche, parlant des langues indo-européennes, et marqués, plus ou moins profondément, par la religion chrétienne. »
Vladimir Volkoff

L’Europe ne possède que deux frontières nettement établies par la nature : l’Atlantique et la Méditerranée. À l’Est, tout l’espace est ouvert. La Moscovie s’est construite contre les vagues déferlantes tartares et s’est toujours représentée comme une forteresse érigée au cœur d’un océan de plaines immenses et sans bornes.

Autant le Japon dispose d’un territoire exigu, autant la Grande Europe dispose d’un espace économique, culturel, géographique satisfaisant qui va de l’Atlantique jusqu’au Pacifique et des forêts nordiques jusqu’au Caucase. Cet espace diversifié permet à l’imaginaire de s’exprimer, de retrouver une forme d’universalité, de réaliser des économies d’échelle, et de pouvoir financer de grands projets technologiques. La Grande Europe doit entreprendre certains projets parce que le marché de chaque nation est trop petit, parce que les investissements consacrés sont insuffisants, redondants et dispersés alors qu’elle en a intellectuellement les moyens. Cette nécessité de coopération Europe/Russie fera l’objet de deux chapitres dans le titre II.

En 1937, Ortega y Gasset écrivait déjà : « Pour la première fois, l’Européen, en se heurtant dans ses projets économiques, politiques, intellectuels aux limites de sa nation, sent que ses projets, c’est-à-dire ses possibilités de vie, son style vital sont en disproportion avec la cadre du corps collectif dans lequel il est enfermé. Il a découvert alors qu’être Anglais, Allemand ou Français, c’est être provincial. Il a donc découvert qu’il est moins qu’avant, puisque autrefois l’Anglais, le Français et l’Allemand croyaient chacun de son côté, qu’ils étaient l’univers. C’est là qu’il faut voir, à ce qu’il me semble, la véritable origine de cette impression de décadence qui afflige l’Européen. Il s’agit donc d’une origine purement intime et paradoxale, puisque la présomption d’avoir diminué naît précisément du fait que sa capacité s’est accrue et se heurte à une organisation vieillie, à l’intérieur de laquelle elle ne peut plus se développer à l’aise. »
La Russie est l’un des pays les mieux dotés en matières premières de toutes sortes, et le plus étendu du monde ; sa superficie utile s’accroît en même temps que les progrès techniques et le dégel des mers septentrionales. La Russie doit donc être le poumon d’une Europe peuplée, riche en technologies et capitaux, mais anémiée et décadente à l’Ouest, manquant d’espace et de perspectives, de plus en plus dépendante pour ses approvisionnements essentiels, d’où la nécessité d’une coopération à l’intérieur non seulement de l’Europe, mais aussi de la grande Europe.

La conquête de la Sibérie, « Far East » des Européens

Les Russes se souviennent de Yermack comme d’un aventurier cosaque aussi remarquable que Magellan, d’un conquistador aussi intrépide que Cortez, car ce fut Yermak qui conduisit la première mission réussie dans la mystérieuse Sibérie, et qui inspira aux Russes l’idée de repousser leurs frontières de 6 200 km plus à l’Est, jusqu’à la côte asiatique du Pacifique. Si les Cosaques procurèrent à la chrétienté un rempart essentiel dans sa défense contre l’islam, le mobile qui inspira la Russie à conquérir l’Est et fut le même qui inspira en Amérique les débuts de la conquête de l’Ouest : la recherche des fourrures. La zibeline était si prisée qu’elle avait reçu le surnom de Toison d’Or.
La Russie et la Sibérie seront-elles européennes ou asiatiques ? Trois fois dans l’histoire, elles furent traversées par des conquérants : par les hordes de cavaliers d’Attila et de Gengis Khan puis, en sens inverse, par le millier d’hommes de Yermak.
Dans le même siècle où les Espagnols s’apprêtaient à conquérir le Nouveau Monde, où leurs conquistadors traversaient les mers, séduits par l’attrait du lointain, pour chercher gloire et aventure, Yermak, chef cosaque, traversait l’Oural sur l’ordre des Stroganov, équivalents russes des Fugger, et entreprenait la conquête de la Sibérie.
En 1558, Ivan le Terrible avait concédé à Grégori Strogonov 146 verstes de terres désertes sur les bords de la Kama. Les Strogonov y créèrent une multitude de centres de population et commencèrent l’exploitation des richesses minières de l’Oural. Leurs colons passèrent les monts de la ceinture et vinrent se heurter au royaume tatar de Sibérie. Les Strogonov, audacieux comme les Espagnols, rêvèrent la conquête de ce vaste empire et demandèrent au tsar l’autorisation de prendre l’offensive contre les Tatars. C’est alors que le cosaque Yermak, chef d’une bande de brigands des bateaux et des voyageurs sur la Volga, obtint le pardon du Tsar et passa au service des Strogonov. À la tête de 850 hommes, Russes, Cosaques, Tatars, prisonniers allemands et polonais, il franchit l’Oural, terrifia les indigènes par la nouveauté des armes à feu, traversa les immenses forêts vierges de la Tobol, battit le khan Koutchoum en plusieurs rencontres, s’empara de Sibirsk, sa capitale, et fit prisonnier son cousin Mametkoul (1582). Ivan envoya aussitôt des évêques et des prêtres dans ses nouveaux États de Sibérie. Mais Yermack, peu après la mort d’Ivan, se laissa surprendre par ses ennemis et voulut traverser l’Irtych à la nage. Il fut entraîné au fond de l’eau par le poids de la cuirasse de fer que lui avait offert le tsar. Cet émule de Pizarre et de Cortez, ce conquistador d’un monde nouveau, est resté un héros pour l’Église orthodoxe et le peuple russe. Les Tatars eux-mêmes lui ont créé une légende.

Soixante ans après que Cortez eut soumis les Aztèques avec seulement un millier d’hommes, quarante ans après que Pizarre eut renversé l’Inca avec un effectif encore plus modeste, les Cosaques de Yermak, leurs pirogues sur l’épaule, traversèrent donc les forêts de l’Oural. Vingt ans après la traversée du « Mayflower » (1620), les avant-gardes cosaques étaient déjà au bord du Lac Baïkal et sur les rivages du Pacifique ; ils descendaient l’Amour, découvraient le Kamtchatka et traversaient à la voile le détroit de Behring. En moins de 80 ans, les Cosaques déposaient aux pieds du Tsar un empire grand comme cinq fois l’Europe. Tandis que Français et Allemands se disputaient quelques lambeaux de territoire en Italie et aux Pays-Bas, cette poignée de cavaliers, navigateurs, explorateurs parcourait une étendue comme vingt fois la France ou l’Allemagne, plusieurs centaines de fois l’Alsace, la Flandre ou le Milanais et d’autres terres encore qui étaient l’enjeu de la politique intra-européenne. (À suivre)

Marc Rousset – Auteur de « Notre Faux Ami l’Amérique/Pour une Alliance avec la Russie » – Préface de Piotr Tolstoï – 370 p – Librinova – 2024

http://marcrousset.over-blog.com/2024/07/l-espace-continental-europeen-1.html

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