« Aucune autre puissance ne l’a jamais fait. Par conséquent, nous arrivons à envahir les peuples et ils ne peuvent pas nous envahir ; ceci est une très bonne chose. Maintenir le contrôle de la mer et le contrôle de l’espace est la base de notre pouvoir. La meilleure façon de vaincre une flotte ennemie est de l’empêcher de se construire ».
George Friedman, politologue, conférence devant le Chicago Council, le 4 février 2015
« La mer, c’est ce que les Français ont dans le dos lorsqu’ils regardent la plage ».
Éric Tabarly
« Il n’y a que deux conceptions du monde, la française et l’anglaise ».
Napoléon 1er
Dans sa maxime ci-dessus citée, Napoléon opposait les industriels, les agriculteurs aux commerçants, les ingénieurs aux financiers, l’esprit européen au mercantilisme anglo-saxon, la terre à la mer. Napoléon fut un des premiers à affirmer que l’avenir appartiendrait à la « République américaine ou à la monarchie universelle russe ». Par le blocus continental de 1806, Napoléon essaya, selon ses propres termes, de « conquérir la mer par la puissance de la terre » ; mais il conviendra à Sainte-Hélène qu’il sous-estima l’importance de la mer.
Les deux éléments, la terre et l’eau, semblent symboliser deux manières d’être des hommes ; ils les incitent à deux attitudes typiques. La terre appartient à quelqu’un, au propriétaire ; la mer appartient à tous car elle n’appartient à personne. L’empire des puissances continentales s’inspire de l’esprit de possession ; l’empire des puissances maritimes s’inspire de l’esprit de commerce. L’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et jusque vers la fin du XIXe siècle, les tensions entre la Russie, puissance continentale et l’Angleterre, puissance maritime, étaient considérées comme la lutte entre l’ours et la baleine ; celle-ci était le Léviathan, grand cétacé mythique ; l’ours, lui, représentait la faune terrestre.
Selon les interprétations des cabalistes médiévaux, l’histoire du monde est un combat entre la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Béhémoth, animal terrien que l’on imaginait sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau. Les noms de Léviathan et de Béhémoth sont empruntés au Livre de Job. D’après la Kabbale, le Béhémoth essaie de déchirer le Léviathan avec ses cornes et ses dents, le Léviathan s’efforçant de son côté de boucher, à l’aide de ses nageoires, la gueule et le nez du terrien pour l’affamer et l’étouffer. Les deux adversaires finissent par se tuer réciproquement. Nous pouvons voir là, selon Carl Schmitt, l’évocation illustrée par les allégories mythologiques du blocus d’une puissance terrestre par une puissance maritime.
L’opposition, le duel entre puissance maritime et puissance continentale sont aussi anciens que la navigation. Celui qui domine les grandes superficies des eaux gagnera habituellement le premier round, mais celui qui commande sur la terre ferme remportera infailliblement la dernière marche.
La maîtrise de la mer nécessite la présence continuelle d’une flotte supérieure. Elle peut soumettre à sa volonté celui qui dépend d’un approvisionnement d’outre-mer. Mais elle ne peut rien contre celui qui vit de ses propres ressources. Pour l’atteindre, il faut l’engagement des pays voisins et l’édification de têtes de pont qui sont les ancres jetées sur le rivage opposé, les crochets enfoncés dans la chair du continent, les États alliés de l’autre côté de la mer. Sans le prince Eugène et l’Autriche, l’Angleterre n’aurait pas pu tenir tête à Louis XIV, et sans Frédéric le Grand et le renversement final d’alliance inespéré avec la Russie, lors de la guerre de 7 ans, elle n’aurait pas pu arracher le Canada et les Indes à Louis XV en 1763. La puissance maritime a sans cesse besoin d’alliés. La puissance océanique veut l’hégémonie totale sur les mers, et la puissance continentale désire la même chose sur terre.
Les conceptions géopolitiques du géographe britannique Mackinder (1861-1947)
Ce combat de la terre contre la mer a été conceptualisé par le géographe britannique Mackinder dont l’objectif était de mettre en garde l’Angleterre, alors première puissance maritime, contre la Russie, puissance continentale. Halford J. Mackinder, père de la géopolitique moderne, voyait dans le « Heartland », le « cœur du monde », le pivot géographique de l’histoire : la planète est recouverte aux trois quarts de mers et d’océans ; le quart immergé restant se répartit aux deux tiers entre le « World Island », c’est-à-dire l’Île du Monde, en fait l’immense bloc continental Eurasie-Afrique, et les « Outlying Islands », c’est-à-dire les Îles Extérieures, en fait le continent de l’Amérique du Nord et du Sud, et le continent australien. Or, selon Mackinder, c’est au centre de l’Île du Monde, approximativement en Asie centrale, que se situe le « Heartland », c’est-à-dire la terre centrale, la plus grande forteresse naturelle sur terre, qui s’étend en fait des plaines et des déserts de l’Asie jusqu’aux plaines occidentales de la Flandre et de la France. Ce constat amena Mackinder en 1907 à formuler l’axiome central de sa pensée géopolitique : « Qui contrôle le Cœur du Monde contrôle l’Île du Monde, et qui contrôle l’Île du Monde contrôle le monde ». La Russie occupe de ce fait en théorie la position la plus favorable pour régner sur le monde entier, ce qui aurait été le cas pendant la guerre froide avec un autre système économique que le communisme.
Mackinder considérait que pour assurer la suprématie de « l’Île Extérieure », il fallait maintenir la division sur le continent eurasiatique, selon un axe Est-Ouest, entre l’Europe et la Russie ainsi qu’entre la Russie et la Chine. Le contrôle du monde se ferait donc, selon cette théorie, soit sous l’égide de l’Amérique puissance maritime, soit à partir de la Grande Europe de Brest à Vladivostok, soit à partir de la Chine alliée avec la Russie. Les États-Unis poursuivent avec application les objectifs géopolitiques d’une thalassocratie, à savoir la réduction des trois puissances continentales dont l’Europe. L’Amérique cherche aujourd’hui à affaiblir l’Union européenne par le biais de l’élargissement, à diaboliser la Russie aux yeux des Européens pour éviter un rapprochement pan-continental, à faire encercler ce pays par l’Otan. Elle essaie aussi de mettre les pieds avec difficultés en Asie centrale, autour de la mer Caspienne, en Afghanistan dont elle s’est fait éjecter par les talibans, en Irak et au Moyen-Orient où elle se fait progressivement remplacer par la Chine et la Russie. L’Amérique cherche enfin à contrer frontalement l’ambition géopolitique de la puissance chinoise clairement affichée urbi et orbi par Xi Jinping et tous les représentants de l’Empire du Milieu.
Les conceptions de l’amiral américain Mahan (1840-1914)
L’amiral Alfred T. Mahan est l’historien de « L’influence de la puissance maritime dans l’histoire ». L’analyse de l’histoire démontre, selon Mahan, que les puissances maritimes l’emportaient sur les puissances continentales. Mahan a fondé la pensée navale américaine et la première théorie du pouvoir maritime. Conseillé par ce dernier, Roosevelt avait engagé son pays dans une action de type colonial pour prendre les Philippines et Cuba à l’Espagne (1898). C’est toujours sur ses mêmes conseils que Theodore Roosevelt créa « The White Fleet », c’est-à-dire l’US Navy, et que la décision fut prise de créer sans plus attendre deux flottes, « atlantique » et « pacifique ».
Dans un texte de juillet 1904, Mahan évoque une réunification possible de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique. À ses yeux, la raison déterminante d’une telle réunification, ce n’est pas la communauté de race, de langue ou de civilisation, même s’il ne sous-estime pas ces facteurs mis en avant par d’autres auteurs. Ce qui importe, c’est de maintenir la suprématie anglo-saxonne sur les mers du globe et cela n’est possible que sur une base insulaire par le mariage des deux puissances anglo-américaines. L’Angleterre est devenue trop exiguë ; elle n’est plus une île au sens où elle avait été jusque-là. Les États-Unis, par contre, sont l’île continent parfaitement adaptée à l’époque moderne. L’étendue de ce pays a jusqu’ici empêché, note Mahan, que ce fait n’affleure à la conscience. Le caractère insulaire des États-Unis permettra de maintenir et développer sur une base élargie la domination des mers. L’Amérique est la « plus grande île », celle à partir de laquelle la maîtrise britannique des mers se perpétuera, sur une échelle plus vaste, sous la forme d’un condominium maritime anglo-américain.(à suivre)
Marc Rousset – « Notre Faux Ami l’Amérique /Pour une Alliance avec la Russie » – Préface de Piotr Tolstoï – 370p – Librinova – 2024