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« Greffe culturelle » : l’impact économique à long terme de l’immigration

« Greffe culturelle » : l’impact économique à long terme de l’immigration

Garett Jones, professeur d’économie à George Mason University, a publié il y a trois ans un ouvrage remarqué outre-Atlantique qui constitue une analyse originale et même iconoclaste des effets de l’immigration sur les économies et les cultures des pays d’accueil : The Culture Transplant – How migrants make the economies they move to a lot like the ones they left, Stanford University Press. Voici une analyse passionnante de cet ouvrage par André-Victor Robert, économiste et auteur de La France au bord de l’abîme.

Polémia

Une thèse iconoclaste sur l’immigration et le développement

Sur un ton très didactique, en s’appuyant sur la littérature académique récente en économie du développement, littérature alimentée et rendue possible, d’une part par les progrès des ordinateurs, et d’autre part, par la constitution depuis les années 1990 de vastes bases de données historiques et contemporaines, Garett Jones montre tout d’abord que des facteurs « culturels » ou « anthropologiques » permettent de prédire les différences de niveau de vie entre pays tout aussi bien – voire davantage – que des facteurs économiques ou géographiques.

La question du développement économique était au cœur de l’ouvrage d’Adam Smith : La Richesse des Nations. Il y a 250 ans, Adam Smith avait mis en exergue les facteurs institutionnels et techniques du développement économique : qualité des institutions, ouverture au commerce international, organisation de la production. D’autres auteurs, depuis, ont avancé que des facteurs géographiques (latitude, débouché maritime…) ou culturels (tels que la religion pour Max Weber) pourraient aussi concourir à expliquer les différences de niveau de développement entre pays ; mais dans l’ensemble, la question a été quelque peu délaissée par la profession économique jusqu’aux années 1980 : faute de disposer de données statistiques suffisamment robustes et comparables entre pays pour départager les facteurs possibles (corrélés entre eux), la profession en était réduite à des supputations. Les études citées par Jones, notamment l’article de Xavier Sala-i-Martin publié en 1997 dans la collection des documents de travail du NBER et portant sur les taux de croissance observés entre 1950 et 1990, ont permis de progresser sur ce sujet et ont mis en exergue à la fois des facteurs institutionnels et des facteurs culturels.

La greffe culturelle : transmission des valeurs et effets persistants

Jones introduit le concept de « greffe culturelle » et soutient que les migrants emportent avec eux des traits culturels de leurs pays d’origine, tels que leur propension à épargner, leurs attentes vis-à-vis de l’État, ou encore leur capacité à faire confiance à autrui dans la vie courante, des traits culturels qui ne sont sans doute pas sans lien avec la performance économique. Illustrant son propos à l’aide de données issues du World Values Survey et du General Social Survey, Jones montre que des groupes d’immigrants ainsi que leurs descendants conservent des caractéristiques culturelles proches de celles de leurs pays d’origine même après quatre générations, influençant ce faisant de manière substantielle et durable la trajectoire économique et institutionnelle des pays d’accueil. Cette persistance des valeurs du pays d’origine est d’autant plus remarquable que les personnes qui émigrent ont des caractéristiques socio-démographiques particulières, qui les distinguent de la population du pays d’origine dans son ensemble.

Le score SAT : un indicateur composite du développement

Par quels mécanismes ou par quels canaux les facteurs culturels peuvent-ils influer sur la prospérité des nations ? Garett Jones montre que les pays qui disposent de longue date d’institutions solides, qui ont adopté l’agriculture très tôt, et qui étaient en avance sur le plan technologique en l’an 1500 ont tendance (aujourd’hui encore !) à mieux s’en sortir. Jones résume ces trois variables à partir d’un indicateur composite qu’il nomme SAT (S pour State, A pour Agriculture, et T pour Technology). Les pays pour lesquels la valeur de ce score est la plus élevée sont les pays d’Europe occidentale et la Chine.

Mais surtout, Jones aborde ensuite la question de savoir « si l’histoire de la technologie [ou celle de l’agriculture ou des institutions] dans un pays a plus d’importance que l’histoire de la technologie des ancêtres des personnes qui vivent actuellement dans ce pays ». Or, il est possible à partir de techniques génétiques, de connaître, pour un pays donné en 2000, comment se répartissent entre pays d’origine les ancêtres des habitants de ce pays qui vivaient en l’an 1500. Par ce biais, on peut construire un indicateur SAT ajusté des migrations intervenues entre 1500 et 2000. Ainsi, notamment, les USA et le Canada, pour lesquels le score SAT non ajusté est faible, ont un score ajusté des migrations sensiblement plus élevé, du fait de l’origine essentiellement européenne de leurs populations. Et le résultat important est que, à l’échelle de l’ensemble de la planète, les disparités de niveau de vie entre pays aujourd’hui s’expliquent encore mieux avec le score SAT ajusté des migrations qu’avec le score non ajusté : les caractéristiques des habitants d’un pays importent davantage que les caractéristiques de ce pays pour prévoir son niveau de vie actuel, illustrant ce faisant l’impact des migrations sur le long terme.

Dans le chapitre qui suit, Jones montre que son score « SAT » ajusté des migrations a le pouvoir de prédire non seulement les performances économiques, mais aussi la corruption et la qualité des institutions. Il conclut que « la théorie de la greffe culturelle » explique bien, en moyenne, les différences de qualité des institutions entre les pays ».

Diversité ethnique, sélection des migrants et implications politiques

Garett Jones se demande « si la diversité ethnique est bénéfique, néfaste ou sans importance pour les résultats collectifs » (p. 83). Il affirme que s’il est clair que la diversité des compétences est un avantage en termes de productivité et de compétitivité, les études académiques récentes montrent que la diversité ethnique est au mieux une arme à double tranchant, apportant peut-être certains avantages mais comportant des risques sérieux d’attiser les conflits interethniques au sein des entreprises et d’entraîner une diminution de la confiance au sein de la société dans son ensemble. Les conclusions du chapitre consacré à ce sujet sont toutefois moins nettement tranchées que celles des chapitres qui précèdent ; Jones émet l’hypothèse que les prochaines décennies révéleront si les politiques de faible diversité et de faible immigration de pays comme le Japon, la Corée du Sud et la Chine seront plus ou moins performantes que celles de nations comme les États-Unis, la France, l’Italie et le Royaume-Uni, qui ont « construit leurs politiques d’immigration autour du cliché pour l’instant non fondé scientifiquement selon lequel notre diversité ethnique est en soi notre force ».

L’ouvrage de Garett Jones n’est pas fondamentalement hostile à toute forme d’immigration, mais ses enseignements devraient inciter ou conduire les gouvernants à sélectionner les immigrants en fonction de leur capacité à contribuer positivement au développement du pays, et ce sur la base de critères (notamment) ethno-culturels. En ce sens, ainsi que l’indique l’auteur de manière très explicite en préface à l’ouvrage, toutes choses égales par ailleurs, il vaudrait mieux sélectionner des migrants d’origine chinoise que des migrants d’origine africaine : « Pourquoi ? Il suffit de regarder autour de soi. Depuis des siècles, dans tous les pays qui ont connu une immigration significative en provenance de Chine, les choses se passent plutôt bien au sein de la communauté chinoise immigrée. L’accent est mis sur l’éducation et l’esprit d’entreprise, les taux d’épargne sont élevés – il n’y a pas beaucoup de raisons de se plaindre. Et lorsque vous regardez les pays où les descendants d’immigrants chinois constituent la majorité de la population – pensez à Singapour et à Taïwan – ces nations sont des modèles de gouvernement compétent, de faible corruption et d’excellente réussite dans la lutte contre le COVID-19. Ces pays sont également relativement riches : l’habitant moyen de Singapour, par exemple, est bien plus riche que l’Américain moyen. »

Tout est sans doute affaire de proportions, on ne saurait suggérer que l’immigration chinoise en France prenne une ampleur telle que la France ne serait plus la France. Mais au total, l’auteur a le mérite de présenter des concepts complexes dans un langage clair et accessible, rendant son ouvrage pertinent tant pour les chercheurs que pour le grand public. Il s’appuie sur des données empiriques solides et une méthodologie rigoureuse, tout en évitant le jargon académique. The Culture Transplant est un ouvrage stimulant qui apporte une nouvelle dimension au débat sur l’immigration. En mettant en lumière l’importance des traits culturels dans la réussite économique, il invite à une réflexion approfondie sur les politiques migratoires et leur impact à long terme. Bien que certaines de ses conclusions soient sujettes à débat ou à nuance, l’ouvrage constitue une contribution précieuse pour comprendre les dynamiques complexes entre culture, immigration et prospérité économique.

André-Victor Robert 13/05/2025

https://www.polemia.com/greffe-culturelle-limpact-economique-a-long-terme-de-limmigration/

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