Ardent partisan de l'offensive pendant la Grande Guerre, le général Mangin a pu apparaître pendant l'entre-deux-guerres comme l'homme providentiel, le putschiste en puissance attendu par les anciens combattants, le Monk espéré par les maurrassiens. Pour quelle réalité ? Dans son Journal d'un attaché d'ambassade, à la date du 6 février 1917, Paul Morand a noté cet échange de Tristan Bernard avec Marie Scheikévitch :
« Mangin a tout de même avancé de plusieurs kilomètres.
- Mais c'est un boucher ! s'exclame son interlocutrice.
- Oui, mais c'est un boucher ambulant, les autres sont des bouchers sur place.
En reprenant, sous Verdun, les forts de Douaumont et de Vaux, Mangin avait évidemment suscité, par sa popularité, la méfiance des milieux politiques qui vivaient dans la hantise d'un nouveau « Boulanger ». L'Allemagne ayant fait pour la première fois des ouvertures de paix, le général avait adressé à ses troupes une proclamation à la Hoche : « À leurs hypocrites ouvertures, la France a répondu par la gueule de vos canons et par la pointe de vos baïonnettes. Vous avez été les bons ambassadeurs de la République. Elle vous remercie. » En dépit de la référence républicaine, la Chambre radicale socialiste s'était émue et Pétain avait prévenu Mangin : « Vous êtes considéré comme suspect. »
Discrédité en 1917, à la suite de l'échec de l'offensive du Chemin des Dames, qu'il aurait pourtant souhaité retarder, celui-ci est limogé par le nouveau ministre de la Guerre Painlevé, partisan comme Pétain d'une guerre uniquement défensive. Il reste en disgrâce (et en résidence surveillée) jusqu'à ce que Clemenceau le supplie d'accepter le commandement d'un corps d'année. Devenu le bras séculier de Foch, il lance trois grandes contre-attaques, et prophétise le 11 novembre : « Nos fils devront reprendre les armes dans vingt ans. »
À Mayence, où il commande après la guerre la zone d'occupation, il favorise le mouvement séparatiste du Docteur Dorten, qui vise à l'établissement d'une République rhénane liée à la République française. Clemenceau le suspend de son proconsulat en 1920, sur injonction des Anglo-Saxons. Mangin a rapporté leur dernier échange:
« Et puis ... avec ce que vous avez fait ... une armée ... quelle tentation pour la politique !
_ Mais vous ne voyez pas que vous faites tout ce que vous pouvez pour m'y livrer ? Mais je n'irai pas. C'est trop sale ! »
Nommé au Conseil supérieur de la Guerre, jugé encombrant, le gouvernement l'envoie en mission en Amérique latine. De retour en France, où sa popularité grandit, il est sollicité par Léon Daudet et de nombreux anciens combattants. « Mangin, c'est un peu notre jeunesse », fait dire Aragon à son double Aurélien. Jusqu'à sa mort, il fait ainsi figure de « recours », sans qu'on puisse faire état, de sa part, de sympathie pour les thèses d'Action française, ni de préoccupations politiques réelles.
Son décès brutal justifiera pourtant la boutade de Clemenceau : « Au général qui nous rendra l'Alsace-Lorraine, il faudra offrir un bâton de maréchal et un mauvais café. »
Mangin n'eut pas son bâton de maréchal, mais on lui versa peut-être un mauvais café. C'est du moins ce que pensait sa nièce. Mme, du Castel, qui écrit dans son Journal : « Son esprit travaille, mais rien ne lui échappe de la réalité ... Jusqu'au jour, affreux de 1925 où lui échappa ce qui causa peut-être sa perte ! Pendant un banquet, il ne s'aperçut pas qu'un serveur particulier lui était attribué (serveur qui disparut mystérieusement). Il avait reçu des avertissements. »
On possède, en particulier, un bordereau d'envoi du Deuxième Bureau, avec copie d'un renseignement du 20 juillet 1922 ayant trait à une série d'attentats projetés par les monarchistes prussiens, et visant Maginot, Mangin, D. et M. - ces deux initiales désignant Léon Daudet et Charles Maurras.
À la mort de Mangin, le maître de l'Action française écrivit : « Du dehors, du dedans, il était épié. Sur quelle liste noire ne figurait-il pas ? Et quel esprit conservateur jeté par quelque événement hors des sentiers de la constitutionnalité tutélaire ne s'égarait pas quelquefois à murmurer : - après tout, et par bonheur, il y a Mangin ? »
GUY DUPRÉ Le Choc du Mois • Avril 1993