Entretien avec le politologue danois Dr. Christof Lehmann
Le Dr. Christof Lehmann est psychologue de formation. Depuis une trentaine d’années, il est actif en tant que conseiller en politique internationale. Depuis 1982, il traque les (réelles) violations des droits de l’homme. Ses articles de géopolitique sont publiés en plusieurs langues. Il est conseiller attitré du portail d’information chinois “The 4th Media” et gère son propre site sur l’internet nsnbc.wordpress.com
Q.: Dr. Lehmann, les médias allemands inféodés à l’établissement ont délibérément ignoré le sommet des Etats non alignés qui s’est tenu récemment à Téhéran; seul le coup de gueule entre le président égyptien Mohammed Mursi et la délégation syrienne a suscité une fort brève évocation. Ce sommet était-il vraiment indigne d’être mentionné et explicité au public de nos pays?
CL: Il aurait valu la peine, je pense, de mentionner par exemple la requête des non alignés de réanimer le rôle de l’assemblée générale de l’ONU, ce qui aurait exigé, dans la foulée, de procéder à des modifications structurelles du Conseil de Sécurité de l’ONU et aurait mis un terme aux abus que pratique ce Conseil de Sécurité quand il cherche à justifier des crimes contre la paix. Les non alignés ont également critiqué, et de manière sévère, les abus dérivés du fameux principe de “responsabilité à protéger”, par lequel on justifie des interventions militaires. Ensuite, ils ont réclamé une réforme de la Cour pénale internationale, dont on abuse aussi pour fabriquer des procès-spectacles et imposer une justice de vainqueur. Toutes ces requêtes des non alignés méritent pourtant bien qu’on en parle, surtout dans les Etats qui sont les victimes potentielles des dysfonctionnements évoqués; en effet, dans les mass-media des Etats responsables de tous ces dysfonctionnements, on ne parle que rarement de ceux-ci, surtout pour les critiquer. Lorsque l’on évoque, comme vous le faites, le fait qu’il existe, dans nos médiasphères, des nouvelles qui sont soit dignes soit non dignes d’être révélées dans la presse télévisée et écrite, il faut bien savoir que tout gouvernement, et surtout tout gouvernement qui déclenche et mène des guerres, dispose non seulement d’une puissance militaire mais aussi d’un appareil de propagande qui agit en parallèle avec ces forces armées.
Q.: Bon nombre d’Etats soi-disant non alignés, comme par exemple, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, l’Azerbaïdjan et d’autres encore, sont des alliés affichés des Etats-Unis et coopèrent étroitement avec l’OTAN. Le mouvement des non alignés peut-il constituer un contre-poids à cet Occident surarmé et ubiquitaire?
CL: Le mouvement des non alignés n’est en aucune façon un bloc politique et militaire cohérent comme le sont l’UE ou l’OTAN, mais constitue une association lâche de quelque 120 Etats souverains. Les non alignés n’ont pas une politique extérieure et sécuritaire commune car cela n’irait pas dans le sens de leurs intentions premières. Les non alignés ne seront donc pas, dans un avenir proche, un contre-poids à la prépondérance occidentale car, comme vous venez de le dire en formulant votre question, bon nombre d’Etats soi-disant non alignés se sont tournés vers l’américanosphère occidentale et entretiennent des relations fort étroites avec Washington. D’autres pays non alignés se tournent vers d’autres alliances comme par exemple celle qui rassemble les Etats dits du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ou celle qui constitue le marché commun sud-américain, le Mercosur. Tout contre-poids à la prépondérance occidentale et à la volonté atlantiste de dominer le globe émergera forcément au sein d’autres structures que le mouvement des non alignés.
Q.: Comment jugez-vous l’exigence iranienne de contrer “la mafia médiatique occidentale en créant un bloc médiatique alternatif”? Est-il vraiment possible de faire émerger une telle alternative au départ du mouvement des Etats non alignés?
CL: Les principes de base qui animent le mouvement des non alignés sont a) celui de la souveraineté des nations et b) celui de la non immixtion dans les affaires intérieures d’un Etat. Ce dernier principe devrait aussi valoir dans le domaine de la politique médiatique. Le mouvement des non alignés n’est toutefois pas le forum idoine pour former à terme une sorte de “contre-bloc”. Cela ne signifie pas pour autant que le mouvement des non alignés doit demeurer passif dans le domaine de la politique médiatique. Par exemple, le mouvement des non alignés pourrait fort bien —et c’est inscrit dans sa déclaration d’intention— exiger que le blocage illégal des canaux de la télévision syrienne et le boycott des agences de presse de Damas soient rendus immédiatement caducs.
Q.: La Russie n’est pas membre du mouvement des non alignés. Quant à la Chine, elle n’y a que le statut d’observateur. Existe-t-il dans le mouvement des non alignés une puissance que l’on pourrait qualifier de “dirigeante”?
CL: Il n’y a pas de puissance “dirigeante” au sein du mouvement des non alignés. Car un tel état de choses reviendrait aussi à enfreindre les principes mêmes du non alignement. La politique actuellement poursuivie par la Russie et par la Chine est en soi une sorte de politique de non alignement, parce qu’elle accorde une grande valeur au principe de souveraineté nationale. La politique de Moscou et de Beijing repose sur le principe de réciprocité, de commerce et sur une doctrine militaire fort différente de celle de l’Occident, une doctrine militaire qui s’axe sur la seule défense (du périmètre national). Le double veto russe et chinois et l’opposition qu’affichent Moscou et Beijing contre toute réédition en Syrie du fiasco libyen montre comment fonctionne et devrait toujours fonctionner une véritable et légitime politique de non alignement. Voilà pourquoi, je pense, de plus en plus d’Etats membres du mouvement des non alignés finiront par s’orienter selon les politiques suggérées par la Russie et la Chine. Cette politique est effectivement le contraire diamétral de la politique hégémoniste et néo-coloniale de l’Occident. La stratégie mise en oeuvre par les Américains repose surtout, à l’heure actuelle, sur la théorie du “coup d’Etat post-moderne” qui prend le visage des “révolutions colorées” ou “révolutions des fleurs”, c’est-à-dire une stratégie de la subversion active. La Russie et la Chine en ce domaine agissent de manière plus intelligente et plus légitime. Tandis que l’OTAN prétend vouloir imposer une hégémonie globale, Russes et Chinois offrent de respecter le principe de souveraineté nationale dans le cadre du droit international en vigueur. La République Fédérale allemande serait d’ailleurs bien inspirée si elle choisissait une nouvelle orientation diplomatique et stratégique. Acquérir un surplus de souveraineté ne ferait pas de mal à Berlin.
Q.: Dr. Lehmann, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
Entretien paru dans le magazine “Zuerst!”, n°10/2012; zuerst.de