La difficile conquête par les Romains de la péninsule ibérique.
Reconstitution d’une partie de la muraille et de la porte d’entrée de Numance.
L’Ibérie avant l’arrivée des Romains est un territoire morcelé entre de nombreux peuples et tribus (Tartessiens, Vaccéens, Vettons, Turdetans, Astures, Cantabres, Alergetes,…) dont les deux principaux sont les Lusitaniens et les Celtibères. La péninsule n’est pas unie par une culture commune, à la différence de la Gaule, mais divisée en quatre zones principales que l’on peut délimiter avec les inscriptions retrouvées en quatre langues : la Celtibérie au centre, la Lusitanie au centre-Ouest, l’Ibérie sur la côte méditerranéenne (langue non indo-européenne), la Tartessie au Sud-Ouest (non indo-européenne). A cela il faut ajouter des comptoirs carthaginois dans le Sud et grecs à l’Est : ces peuples étrangers viennent s’installer pour exploiter les grandes richesses minières de l’Ibérie (or, argent, fer, plomb, étain), la péninsule étant alors perçue comme l’« eldorado » de la Méditerranée.
Les Romains arrivent dans la péninsule pendant la seconde guerre punique (218-202 av. J.-C.) pour y chasser les Carthaginois, objectif rempli avec succès dès 208 (chute de Gadès). Mais une fois le conflit terminé, ils ne repartent pas pour autant : ils poursuivent au contraire la guerre en soumettant une à une les tribus locales. Dès 197 av. J.-C, la péninsule est divisée en deux provinces : la Citérieure (Est) et l’Ultérieure (Sud-Ouest), chacune étant dotée d’un préteur (gouverneur) avec une légion de 5.000 hommes renforcés d’auxiliaires venant d’Italie. Pour autant, les hostilités sont loin d’être terminées : les autochtones vont par plusieurs fois secouer violemment le joug romain.
Monnaie romaine du IIe siècle : sur le côté face, les deux symboles de l’Hispanie – le lapin et le rameau d’olivier (tenu par l’individu agenouillé) –, sur le côté pile, l’empereur Hadrien (d’origine hispanique). L’Hispanie signifie étymologiquement « le pays des lapins » car les premiers Phéniciens qui débarquèrent en Ibérie virent des lapins en abondance.
I. Les Romains et la guerre en Ibérie (195-139 av. J.-C.)
Dès 195 av. J.-C., les autochtones commencent à voir d’un mauvais œil l’installation durable des Romains dans la péninsule, et supportent mal les réquisitions forcées de blé et le service militaire obligatoire. Les indigènes se soulèvent à de nombreuses reprises : en 192, le préteur d’Ultérieure, Lucius Aemilius, est battu à l’Est par le peuple des Bastules et à l’Ouest par les Lusitaniens. Signe révélateur de grandes difficultés, le Sénat ajoute en 188 à la légion de chaque province un contingent de 3.000 hommes et de 200 cavaliers. Les préteurs envoyés en Hispanie mènent la guerre et remportent tantôt des succès, tantôt de cuisants échecs, les autochtones opposant une résistance particulièrement farouche (l’Ibérie sera jusqu’en 133 un vrai gouffre humain, et le recrutement se fait difficilement à Rome).
En 180 av. J.-C., Tiberius Sempronius Gracchus arrive en Citérieure en tant que préteur et mène une répression féroce contre les Celtibères ; mais à une révolte écrasée dans le sang succède une nouvelle révolte. Gracchus détruit ainsi plus d’une centaine de villes, réduisant parfois les habitants en esclavage. Il parvient à instaurer une paix durable en 180 av. J.-C. en concluant des accords et rentre à Rome célébrer un triomphe.
Dès 155 av. J.-C., les agitations reprennent. En représailles, le préteur Servilius Galba mène en 151-150 av. J.-C. une répression impitoyable contre les insurgés, passant au fil de l’épée les habitants de nombreuses cités, vieillards, femmes et enfants compris. Ces massacres aboutissent à une révolte générale des Lusitaniens et des Celtibères. En 147 av. J.-C., un berger lusitanien nommé Viriathe (ou Viriatus), ayant survécu à l’un des massacres de Galba, prend la tête des rebelles de Lusitanie et parvient à infliger à l’armée romaine de lourdes défaites, tantôt lors d’opérations de guérilla, tantôt lors de batailles rangées. Jusqu’en 139 av. J.-C., il parvient à mettre en échec les troupes romaines et contraint les consuls à signer des traités humiliants, rapidement cassés par le Sénat de Rome.
Ayant visiblement peu de foi en les armes après tant d’échecs, le consul Quintus Servilius Caepio décide de recourir à l’assassinat. Des lieutenants de Viriathe, soudoyés par les Romains (donnée non certaine mais très probable), égorgent leur chef pendant son sommeil en 139 av. J.-C. C’est ainsi que se terminent les guerres lusitaniennes : affaiblie par la disparition de Viriathe, la Lusitanie tombe sans grande résistance.
II. L’origine de la guerre de Numance
Les deux provinces d’Hispanie et les principales villes (dates de fondation entre parenthèses). Le Nord-Ouest reste insoumis.
En 153 av. J.-C., la cité de Ségéda, proche géographiquement de Numance, entame la construction d’une enceinte fortifiée, décision qui n’est pas du goût de Rome qui y voit une menace dans la région. Aussitôt, les Romains réagissent en demandant à Ségéda le paiement d’un tribut et l’envoi d’un contingent militaire. Les habitants de Ségéda rejettent la demande, affirmant qu’ils sont dans leurs bons droits : en effet, les Romains avaient conclu un traité avec les habitants qui stipulait que ceux-ci étaient exemptés de tribut et de service militaire. Mais Ségéda a oublié que les traités de Rome ne sont valides que tant « qu’il [le] paraîtra bon au Sénat et au Peuple Romain » (formule écrite à la fin de chaque traité)… Le traité n’est valide que tant qu’il s’agit de la volonté du Sénat, ce qui n’est ici plus le cas… Les habitants de la cité fuient alors vers la cité amie de Numance.
Numance est la principale ville des Arévaques, un des peuples celtibères, dans le Nord-Est de la péninsule ibérique. Située dans le bassin supérieur du Duero, elle compte 4.000 à 8.000 habitants selon les historiens latins antiques, environ 2.500 selon les archéologues actuels. Les Romains vont perdre, de 143 à 133 av. J.-C., 6.000 hommes contre Numance « la seconde terreur des Romains après Carthage ».
III. Le siège de Numance
« Autant Numance fut inférieure en richesses à Carthage, Capoue et Corinthe, autant elle leur fut égale à toutes par sa réputation de courage et d’honneur : à ne juger que les combattants, elle fut même le plus beau titre de gloire de l’Hispanie. Car, sans rempart, sans tours, située près d’un fleuve sur une hauteur peu élevée, elle résista seule pendant onze ans avec quatre mille Celtibères à une armée de quarante mille hommes ; mieux, non contente de leur résister, elle leur porta des coups sensiblement plus durs et leur imposa des traités déshonorants. » (Florus, Epitomé, I, 34).
Vue aérienne du site de Numance.
Numance refuse la deditio (rédition sans condition) imposée par Rome et prend les armes sous le commandement d’un certain Karos ou Karykos. Une première bataille a lieu dès 153 av. J.-C. entre le consul Quintus Fulvius Nobilior et les Celtibères, à proximité de Numance. Les Romains disposent alors de 30.000 hommes dont 300 à 500 cavaliers numides et dix éléphants de guerre envoyés par Massinissa, ami du peuple romain. Fulvius se décide à lâcher ses éléphants, provoquant l’épouvante chez les Numantins qui courent se réfugier dans leur cité ; c’est alors qu’un éléphant est atteint à la tête par une pierre et se retourne contre les troupes romaines, imité par ses congénères. Cet événement sème le désordre dans les rangs romains et les Numantins en profitent pour prendre le dessus. Les Romains sont finalement contraints à la retraite. Ils perdent 4.000 hommes.
Suite à cette première bataille, deux préteurs et leurs armées, Pompeius Nepos et Hostilius Mancinus, vont successivement tenter de soumette la ville, en vain. Pompeius se voit obligé de recruter les soldats par tirage au sort en raison du peu d’enthousiasme des citoyens romains à aller combattre les Celtibères. Les Numantins parviennent à force d’embuscades à repousser ses 30.000 hommes et 2.000 cavaliers et à le forcer à signer un traité qui sera cassé par le Sénat. Hostilius Mancinus et ses 24.000 hommes, encerclé dans son camp, est lui aussi vaincu en 136. Pour conserver sa vie et celle de ses hommes, il est contraint de signer un traité humiliant aussitôt annulé par le Sénat de Rome : le général est livré en signe de déshonneur par les Romains aux portes de Numance, nu et mains liées, mais les autochtones ne lui ouvrent pas leurs portes.
Pour en terminer une bonne fois pour toutes, Rome se décide à envoyer en 134 av. J.-C. un homme providentiel, Scipion Émilien, qui s’est illustré par l’incendie de Carthage à la fin de la troisième guerre punique (146 av. J.-C.). Les Numantins demandent alors à se rendre à des conditions honorables, offre qui est refusée par Scipion souhaitant faire de cette cité un cas exemplaire. Le général restaure la discipline militaire sur le camp, fait édifier autour de la cité un fossé, des murs et trois camps (configuration semblable à Alésia) ; et coupe l’accès à la rivière afin de rendre toute communication extérieure ou tout apport de vivres impossibles dans le but d’affamer les Numantins.
Dans ces conditions, le siège dure 5 mois avant que la cité ne tombe (été 133). Les Numantins tentent quelques sorties mais ne parviennent pas à atteindre les Romains pour se battre. Une fois à bout de vivres, les habitants, plutôt que de se rendre, se suicident collectivement : les Romains, en entrant dans la ville, ne trouvent pas un seul habitant à emmener enchaîné. De même, tout le butin potentiel a été détruit. Florus écrit que les Romains « ne triomphèrent que d’un nom ».
Ainsi prirent les guerres celtibériques, même si l’Ibérie connaîtra encore quelques révoltes sporadiques mais sans grande importance dans les décennies qui suivront.
Ruines archéologiques de Numance.
Sources :
BASLEZ, M.-F. ; WOLFF, C. Rome et l’Occident, 197 av. J.-C.-192 ap. J.-C. Atland, 2010.
LE ROUX, Patrick. La péninsule ibérique aux époques romaines. Armand Colin, 2010.
RICHARDSON, John Stuart. Hispaniae. Spain and the Developpement of Roman Imperialism, 218-82 BC. Cambridge University Press, 1986.