L'expansion celtique s'accomplit en plusieurs vagues au cours du 1er millénaire avant notre ère. Elle correspond aux deux grandes civilisations de l'âge du fer : la civilisation de Hallstatt et la civilisation de La Tène. En fait, chacune est la métamorphose d'une même culture générée par l'indo-européanisation de l'Europe.
Ecosse, Irlande, Pays de Galles, Cornouailles, Bretagne et Galice : notre imaginaire associe les Celtes aux finistères extrême-occidentaux, terres battues par le vent et la mer. Pourtant, c'est du cœur de notre continent qu'ils surgissent au 1er millénaire avant notre ère. De Bohême, Allemagne du Sud et d'Autriche, ils vont se répandre dans la majeure partie de l'Europe et étendre leur empire jusqu'en Asie mineure où les Galates, installés sur les plateaux d'Anatolie, maintiendront longtemps leur langue et leur autonomie (1). Pourtant, ils seront passés sous silence plusieurs siècles durant, au profit du monde gréco-romain, réputé « civilisateur ». Mais lorsque ces «barbares» sortent enfin d'une longue nuit d'oubli et de mépris, ils deviennent l'objet d'une véritable passion.
En France, Napoléon III s'intéresse personnellement aux recherches entreprises pour retrouver le site d'Alésia. Arbois de Jubainville, le premier titulaire d'une chaire de langue et de littérature celtiques, leur consacre sa vie. Salomon de Reinach, Camille Jullian, Joseph Déchelette et Henri Hubert suivent son exemple. Parfois, la quête des Celtes prend les formes de la mystification géniale : ainsi, lorsque James MacPherson « redécouvre » les Poèmes d'Ossian. La « celtomanie » a précédé la celtologie, mais elle va perdurer. Les thèses savantes alimenteront les antagonismes nationaux, incitant certains à transposer dans le passé les querelles du présent. Ainsi, du côté français, les Celtes furent-ils souvent opposés aux Germains, leurs contemporains, alors même que les deux peuples partageaient, aux dires d'observateurs comme Strabon, tant de traits communs suggérant la parenté.
Depuis, l'archéologie a calmé certains fantasmes et réduit notre part d'ignorance. Bien entendu, de nombreuses questions restent sans réponse, mais la matérialité des faits accumulés permet de dégager des caractéristiques culturelles et de corriger les clichés romantiques du XIXe siècle, lesquels, par analogie avec les situations coloniales que l'Europe commençait à vivre hors de sa sphère, tendaient à faire des « barbares» les élèves plus ou moins doués d'un monde romain exclusif porteur de la civilisation. Sur ce sujet, Jean-Jacques Hatt, l'un des meilleurs spécialistes de la Gaule romaine, a observé que la romanisation de la Gaule offre « le précédent se déroulant sur plus de quatre siècles, d'une entreprise coloniale réussie, dont le colonisé et le colonisateur ont globalement tiré le plus grand profit » (2). Le terme de «colonisation» que nous recevons dans son acception actuelle, est-il vraiment approprié pour désigner la conquête romaine ? Il reste qu'au-delà d'évidentes différences, les deux mondes n'étaient pas étrangers l'un à l'autre. Leurs traditions puisaient aux mêmes sources. Pour preuve, malgré la persécution des druides, le panthéon celtique a pu survivre sous un habillage romain et même ressurgir intact au IIIe siècle de notre ère.
LES VAINCUS DE L'HISTOIRE ?
« Les Celtes, écrit Hérodote qui, au Ve siècle avant notre ère, est le premier à parler d'eux, sont après les Indiens la nation la plus nombreuse de la terre. S'ils étaient gouvernés par un seul homme ou s'ils étaient bien unis entre eux, ils seraient le plus puissant de tous les peuples. » Sur les fragilités politiques du monde celtique qui semble avoir marqué une certaine répugnance à se donner un Etat centralisé, les dissertations ne manquent pas. De fait, le désastre du cap Telamon qui coûte quarante mille morts et dix mille captifs aux Celtes, annonce la suprématie militaire romaine, bien avant la défaite d'Alésia. Des Celtes qui furent pourtant des guerriers intrépides et craints, Goulven Permaod a dit qu'ils étaient « les grands vaincus de l' histoire européenne ». L'affirmation reste discutable, car jamais on ne soulignera assez la dette de notre culture européenne à leur égard, ni l'enseignement que leur vainqueur retira d'eux.
Guerriers farouches et braves, ils ne craignaient pas la mort, allant même la chercher avec enthousiasme. Mais ils ont aussi été des innovateurs et de très habiles artisans. Forgerons et charrons de premier ordre, ils ont inventé l'éperon, le char de combat, la charrue à roues, la moissonneuse et le tonneau. Ils aimaient la guerre, mais aussi la bonne chère et Rome fut friande de leurs jambons. Ils furent également de remarquables agriculteurs dont les pratiques seront maintenues des siècles durant dans les campagnes européennes. Ils tenaient la forêt pour un lieu sacré, mais créèrent le premier tissu urbain de l'Europe (les oppida) et développèrent un vaste réseau de routes et de chemins dont les Romains surent tirer parti. Leur empreinte sur l'espace européen sera suffisamment forte pour subsister dans la toponymie de nombreux sites et de nombre de nos cités actuelles, et aussi dans le découpage des diocèses qui perpétueront longtemps leurs anciens pagi. Et c'est d'eux que la Galicie et la Valachie tiennent leurs noms.
Le drame des Celtes est, probablement, d'avoir, comme les Germains, réservé l'écriture à un usage restreint. Ils ont donc été les victimes de témoignages rendus par d'autres. Les écrits restent et la propagande n'est pas chose nouvelle sous le regard des dieux. Ainsi furent-ils faussement accusés d'avoir pillé le temple de Delphes sur la foi de Jules César, de pratiquer des sacrifices humains. D' aucuns en ont tiré parti pour justifier des jugements dépréciateurs, car la «diabolisation» est, elle aussi, technique ancienne. Mais le mythe de Tristan et qu'ils nous ont légué, montre - Denis de Rougemont l'a merveilleusement souligné - l'importance qu' ils attachaient à la «personne». Leurs tombes princières, comme celles de Vix ou de Reinheim, témoignent, à l'instar de la figure de Brigitte, de la place que sans attendre nos ardentes féministes, ils avaient su faire à la femme. Grands, les Celtes le furent aussi par la pensée accordant au héros une place exemplaire. Le roi Arthur et ses chevaliers légendaires lancés à la quête du Graal ont traversé les siècles. Leurs traditions ont longtemps été perpétuées par notre socialité et leurs mythes marquent encore notre imaginaire.
L'UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ
Loin d'avoir été seulement brillante parenthèse, l'épopée celtique a constitué l'un des grands moments de l'expansion indo-européenne. Avant le milieu du IIIe siècle avant notre ère, ils ont atteint leur expansion maximale depuis les îles britanniques, le centre et l'ouest de la péninsule ibérique, jusqu'aux Carpates, en passant par la Belgique et la Suisse actuelles, la Hesse, la Thuringe, le nord de la Bohême et la Silésie. Ils arrivent alors jusqu'au littoral méditerranéen, occupent la majeure partie des plaines du Pô et du Danube en amont des Portes de fer. En même temps, ils établissent en Bulgarie le royaume de Tylis. Peut-être même, s'interroge Venceslas Kruta, le directeur du Centre d'études celtiques de Paris, ont-ils été encore plus au nord, le long du littoral de la mer Noire. En tout cas, ils occuperont une part non négligeable de l'actuelle Turquie.
A Venise qui n'est pas très éloignée de la Slovénie et de la Croatie en feu, les Celtes revivent dans la belle lumière du Palazzo Grassi, restauré grâce à l'intelligence du Groupe Fiat, un mécénat culturel qui pourrait inspirer utilement les constructeurs automobiles français. L'exposition qui leur est
consacrée constitue un événement d'importance, car elle souligne la communauté d'un héritage et la pleine dimension spatiale d'un monde oublié. Les Celtes y apparaissent comme les principaux initiateurs d'une unité européenne dans la diversité. Pour la première fois, en effet, plus de deux mille cinq cents objets originaux, prêtés par deux cents musées de vingt-quatre Etats européens différents, reconstituent leur monde qui fut la première Europe.
Célébration du génie celtique, cette exposition fait aussi découvrir la singulière virtuosité d'un art en totale autonomie stylistique à l'égard des modèles méditerranéens. Des représentations zoomorphes et anthropomorphes d'une grande luxuriance, à l'émouvante beauté du petit dieu de Bouray, en passant par les spirales élégantes du casque d'Amfreville, les feuilles du casque d'Agris, les entrelacs des manuscrits irlandais, les volutes des miroirs de bronze ou le dessin hardi des monnaies gauloises, les Celtes montrent un talent créateur qui, s'il échappe aux canons hérités de la Grèce, n'en traduit pas moins une audace et une pureté de ligne qui annoncent l'univers fantastique du roman, voire les flamboyances du gothique. Dans cet art celtique se lit la passion du mouvement et le sens de la métamorphose, c'est-à-dire la vitalité. Surgies de la nuit, ces reliques arrachées à la terre où dorment ces lointains ancêtres, constituent un fabuleux héritage. Elles témoignent aussi de la polymorphie européenne et, en ces temps qui voient l'Europe en mouvement, réveillent comme la nostalgie de son aurore « barbare ».
(1) Les Galates dont saint Jérôme dit, à la fin du IVe siècle, qu'ils parlent une langue proche du gaulois usité dans la région de Trêves, pourraient être les lointains ancêtres des Kurdes, lesquels appartiennent Iinguistiquement au monde indo-européen.
(2) Histoire de la Gaule romaine (Payot, 1966).
Jean Hohbarr le Choc du Mois. Octobre 1991
SUR LES CELTES
- Paul-Marie Duval: Les Celtes (« Univers des formes », Gallimard, 1977)
- Venceslas Kruta : Les Celtes (« Que sais-je ? » n°1649, PUF, 1990)
- Venceslas Kruta et Miklos Szabo : Les Celtes (Hatier, 1978)
- Venceslas Kruta : Les Celtes en Occident (Atlas, 1985)
- Jean-Jacques Hall : Celtes et Gallo-Romains (« Archeologia Mundi », Nagel, 1970)
- Jan de Vries : La religion des Celtes (Payot, 1963)
- Marie-Louise Sjoestedt : Dieux et héros des Celtes (PUF,1940)
- Paul-Marie Duval : Les dieux de la Gaule (payot, 1976).