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Soljénitsyne, Stolypine : le nationalisme russe contre les idées de 1789

Soljénitsyne a réalisé son rêve : être lu par ses compatriotes. En juillet 1989, Alexandre Soljénitsyne déclare à un journaliste du Time-Magazine : « Je ne doute pas que mon roman historique La Roue rouge sera un jour édité dans son entièreté en Union Soviétique ». Et quand l'auteur du Pavillon des Cancéreux dit “dans son entièreté”, cela signifie avec le troisième tome de la trilogie, intitulé Mars 1917. Soljénitsyne n'avait pas répondu aux journalistes depuis des années, arguant que son devoir pre­mier était d'achever son œuvre littéraire. La raison qui l'a poussé à rompre le silence réside dans un chapitre complémentaire, épais de 300 pages, décrivant le « jacobin Lénine » comme « un homme d'une incroyable méchanceté, dépourvu de toute humanité ». Lénine serait ainsi un Robespierre ou un Saint-Just russe, qui aurait précipité son peuple et son pays dans le dénuement le plus profond, dans une tragédie sans précédent, car Lénine aurait haï sans limites tout ce qui touchait à la Russie. Lénine voulait détruire l'identité russe. Ce « terroriste génial » était tout à la fois le tentateur et le destructeur de la Russie. « Je suis un patriote », — écrit aujourd'hui celui qui démasque Lénine et révèle sa folie. « J'aime ma patrie qui est malade depuis 70 ans, détruite, au bord de la mort. Je veux que ma Russie revienne à nouveau à la vie ».

Stolypine haï par les libéraux et les “Cadets”

Pour Soljénitsyne, l'anti-Lénine était Piotr Stolypine (1862-1911). Après la révolution de 1905, ce conservateur non inféodé à un parti, cet expert agricole, devient tout à la fois Ministre de l'intérieur et Premier ministre. En engageant la police à fond, en créant des tribunaux d'exception, en dressant des gibets, en bannissant les récalcitrants, il met un terme à la terreur des anarchistes, des sociaux-révolutionnaires et des bolcheviques ; dans la foulée, il introduit les droits civils et jette les bases d'une monarchie constitutionnelle. Son principal mérite consiste en une réforme agraire radicale visant à remplacer le “mir” (c'est-à-dire la possession collective du village), tombé en désuétude, par une large couche de paysans indépendants et efficaces, générant un marché des biens agricoles : Stolypine avait voulu résoudre ainsi la question paysanne par des moyens pacifiques, grâce à une révolution d'en haut. Mais ce réformateur russe refusait d'introduire en Russie le démocratisme à la mode occi­dentale, pour des raisons d'ordre spirituel et moral. Stolypine, en effet, était un adversaire philosophique des idées de 1789. En cela, il s'attira la haine des libéraux de gauche, qu'on appelait alors les “Cadets” en Russie, des sociaux-démocrates et des marxistes, c'est-à-dire la haine de toute la fraction “progressiste” de la Douma. Le 18 septembre 1911, il meurt victime d'un attentat perpétré contre lui dans l'opéra de Kiev, sous les balles du revolver d'un étudiant anarchiste, Mordekhaï Bogrov, qui était aussi un indicateur de la police.

Réhabilitation de Stolypine par la Pravda

Six ans après la rédaction du chapitre consacré à Stolypine dans Août 1914, le parti communiste opère un revirement sensa­tionnel en ce qui concerne Stolypine. Depuis 1917, le nom de Stolypine avait été maudit par les bolcheviques qui en avaient fait l'exemple paradigmatique de l'homme d'État mu par la haine des socialistes et des marxistes et pariant sur la terreur poli­cière et sur l'oppression du peuple. Cette caricature de Stolypine n'a plus cours désormais. Le 3 août 1989, la Pravda annonçait sa réhabilitation. Le maudit d'hier devenait un réformateur politique sans peur ni reproche, l'ancêtre direct de la perestroïka ! Il est enfin temps, expliquait l'organe du parti, de « rendre justice historiquement » à ce Russe qui aurait pu, par sa réforme agraire, donner vie à des fermes autonomes, économiquement saines et viables. Peu de temps auparavant, la Literatournaïa Gazeta avait publié un entretien avec le fils de Stolypine, qui vit à Paris, tandis que le journal Literatournaïa Rossiya annonçait la publication d'une courte biographie du ministre et réformateur tsariste. Ce revirement aurait-il été possible sans Soljénitsyne ?

Un programme non encore réalisé

Ce formidable chapitre d'Août 1914, consacré à Stolypine, n'a pas qu'une valeur purement littéraire, c'est une leçon doctri­nale, où se reflète toute l'idéologie de Soljénitsyne, tout son projet d'ordre nouveau. Soljénitsyne parle d'une « réforme histo­rique », glorifie le « plan global et complet [de Stolypine] pour modifier de fond en comble la Russie ». Suppression des bannissements et de la gendarmerie, mise sur pied d'une justice locale, proche des citoyens, avec des juges de paix élus, raccour­cissement des périodes de détention, constitution d'un système d'écoles professionnelles, réduction de l'impôt pour les per­sonnes sans trop de ressources, diminution du temps de travail, interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants, introduction du droit de grève et autonomisation des syndicats, sécurité sociale étatisée pour les personnes incapables de tra­vailler, les malades, les invalides, les vieillards : c'était bel et bien la perestroïka d'un conservateur révolutionnaire inaccessible à la corruption, ascétique, dont les idées sont toujours actuelles, et qui n'ont pas été réalisées dans l'État des bolche­viques, où n'a régné que la pauvreté, n'a dominé que l'appareil policier et dans lequel, finalement, nous avions une version moderne, étatisée et centralisée du servage et/ou du despotisme asiatique. Soljénitsyne écrit à ce propos : « Il semble que pen­dant toute la durée du XXe siècle, rien de tout cela n'a été réalisé dans notre pays, et c'est pour cela que ces plans ne sont pas encore dépassés ».

Mais en quoi consistait la philosophie réformiste de Stolypine ? Qu'est ce qui distinguait ce modernisateur et ce monarchiste des adeptes idolâtres des Lumières occidentales, c'est-à-dire l'intelligentsia de gauche ? Eh bien, ce qui le distingue, c'est une autre vision de la liberté, une autre anthropologie, le refus absolu d'une solution reposant sur les « pogroms et les incendies volontaires ». Empêcher « l'effondrement de la Russie » ne pourra se faire, d'après Stolypine (et d'après Soljénitsyne !), que par une “restauration d'un ordre et d'un droit correspondant à la conscience du peuple russe”. Les thèses centrales de Stolypine sont les suivantes :

« Entre l'État russe et l'Église chrétienne existe un lien vieux de plusieurs siècles. Adhérer aux principes que nous lègue l'histoire russe sera la véritable force à opposer au socialisme déraciné ».

Des hommes solides issus du terroir

« Pour être viable, notre réforme doit puiser sa force dans des principes propres à la nationalité russe, c'est-à-dire en développant l'idée et la pratique de la semstvo. Dans les couches inférieures, des hommes solides, inébranlables, issus du terroir doivent pouvoir croître et se développer, tout en étant liés à l'État. Plusieurs millions d'êtres humaines en Russie appartiennent à ces couches inférieures de la population : elles sont la puissance démographique qui rendent notre pays fort… L'histoire nous enseigne, qu'en certaines circonstances, certains peuples négligent leurs devoirs nationaux, mais ces peuples-là sont destinés à sombrer dans le déclin ».

« Le besoin de propriété personnelle est tout aussi naturel que le sentiment de la faim, que l'instinct de conservation de l'espèce, que tout autre instinct de l'homme ».

« L'État russe s'est développé à partir de ses propres racines, et il est impossible de greffer une branche étrangère sur notre tronc russe ».

« La véritable liberté prend son envol sur les libertés citoyennes, au départ du patriotisme et du sentiment d'être citoyen d'un État… L'autocratie historique et la libre volonté du monarque sont les apanages précieux de la “statalité” russe, car seuls ce pouvoir absolu et cette volonté ont vocation, dans les moments de danger, où chavire l'État, de sauver la Russie, de la guider sur la voie de l'ordre et de la vérité historique ».

Contre la guerre contre l'Autriche

Quant à Soljénitsyne, il écrit :

« Pour nous, la guerre signifierait la défaite et surtout la révolution. Cet aveu pouvait en soi susci­ter bien de l'amertume, mais il était moins dur à formuler pour un homme qui, dès le départ, n'a pas eu la moindre intention de faire la guerre et ne s'est jamais enthousiasmé pour le messianisme panslaviste. Égratigner légèrement la fierté nationale russe n'est rien, finalement, quand on étudie le gigantesque programme de rénovation intérieure que proposait Soljénitsyne pour sauver la Russie. Stolypine ne pouvait pas exprimer ses arguments ouvertement, mais il a pu faire changer l'avis du Tsar, qui venait de se décider à mobiliser contre l'Autriche : une guerre avec Vienne aurait entraîné une guerre avec l'Allemagne et mis la dynastie en danger (Ce jour-là, Stolypine a dit dans son cercle familial restreint : “Aujourd'hui, j'ai sauvé la Russie !”). Dans des conversations personnelles, il se plaignait des chefs de la majorité militante de la Douma. Les Cadets voulaient la guerre et le hurlaient sans retenue (tant qu'ils ne devaient pas mettre leur propre peau en jeu !) ».

Plus de “Février” libéral !

Tout comme cet assassiné, cet homme qui a connu l'échec de sa réforme agraire radicale, qui n'a pas pu humaniser socia­lement la majorité du peuple, — ce qu'il considérait comme le devoir de son existence sur les plans moral, religieux, national et spirituel —, l'ancien officier d'artillerie Soljénitsyne a décidé de s'engager pour son peuple asservi en cherchant à l'éduquer politiquement, à lui redonner une éthique nationale, à préparer sa renaissance. S'il vivait aujourd'hui en URSS, s'il était revenu d'exil, il ne trouverait pas sa place dans les partis d'opposition “radicaux de gauche” de Boris Eltsine, dont les partisans souhaitent l'avènement d'une sociale-démocratie. L'histoire russe serait-elle condamnée à errer d'un février libéral-démocrate à un octobre bolchevique puis à retourner à un février, tenu par ceux-là même qui avaient failli jadis devant les léninistes ? C'est contre cette éventualité d'un retour à la sociale-démocratie que Soljénitsyne lance ses admonestations. Jamais de second fé­vrier !

Soljénitsyne voit dans le communisme — dont il considère les variantes “réformistes” comme un mal — un avatar abominable de « l'humanisme rationaliste » des Lumières, comme le produit d'une « conscience a-religieuse ». Il a été imposé à la Russie par l'Occident, avec l'aide d'“étrangers”, alors qu'il n'avait aucun terreau pour croître là-bas. « Le peuple russe est la première victime du communisme ». Pour Soljénitsyne donc, le communisme est l'enfant légitime de l'“humanisme athée”, un phénomène fondamentalement étranger à la russéité, un traumatisme qui doit être dépassé, donc annihilé (« au cours d'une ré­volution sans effusion de sang »). Avec des arguments tout aussi tranchés, Soljénitsyne condamne à l'avance toute restauration du système des partis, comme celui que les mencheviks avaient installé en février 1917. Il considère que la démocratie parti­tocratique est une forme étatique spécifiquement occidentale, est le fondement du mode de vie occidental né dans le giron de l'idéologie des Lumières.

Sakharov, Eltsine : nouveaux “Cadets”

La querelle entre slavophiles et occidentalistes a repris de plus belle. Andreï Sakharov, tête pensante de la fraction d'Eltsine au congrès des députés, plaide pour une convergence entre l'Est et l'Ouest, entre le capitalisme libéral et le “capitalisme mono­polistique d'État”, pour un rapprochement entre les systèmes, qui ont des racines idéologiques communes : celles des Lumières. Les “radicaux de gauche” déclarent ouvertement aujourd'hui qu'ils veulent réintroduire le système pluripartite du modèle occidental. Il y a six ans pourtant, Soljénitsyne avait rétorqué que c'était plutôt l'Occident décadent qui avait besoin d'être sauvé :

« C'est presque tragi-comique de constater comment nos pluralistes, c'est-à-dire nos dissidents démocrates, soumettent à l'approbation bienveillante de l'Occident leurs plaintes et leurs espoirs, sans voir que l'Occident lui-même est à deux doigts de son déclin définitif et n'est même plus capable de s'en prévenir ».

Dés-humanisation sous le masque de la “liberté”

C'est en faveur de tout gouvernement « qui se donnera pour devoir de garantir l'héritage historique de la Russie » (Stolypine), et se montrera conscient de cette mission, que Soljénitsyne prend position dans les débats à venir. Il a résolument rompu les ponts, tant sur le plan intellectuel que sur le plan historique, avec ce processus de dés-humanisation qui a avancé sous le signe d'une “liberté” qui n'est que liberté de faire le mal, d'écraser son prochain, de se pousser en avant sans tenir compte d'aucune forme de communauté ou de solidarité.

« L'“humanité” comme internationalisme humanitaire, la “raison” et la “vertu” comme fondements d'une république extrême, l'esprit réduit à de purs discours creux virevoltant entre les clubs jacobins et les loges du Grand Orient, l'art réduit à un pur jeu sociétaire ou à une rhétorique dissolvante, hargneuse, au service de la “faisabilité sociale” : tels sont les ingrédients de ce nouveau pathos sans racines, de cette nouvelle politique “illuministe” à l'état pur… ».

 Cette dernière phrase pourrait être de Soljénitsyne, mais elle a été écrite par Thomas Mann en 1914. “Que penses-tu de la Ré­volution française ?”. Question banale mais qui révèle toujours les positions politiques de celui qui y répond, surtout en cette année du bicentenaire. Le Russe Soljénitsyne y répond et donne par là même, à son propre peuple et à l'humanité toute en­tière, une réponse tout-à-fait dépourvue d’ambiguïtés.

 ► Wolfgang Strauss, Vouloir n°129/131, 1994. http://www.archiveseroe.eu

(texte tiré de Criticón n°115, sept. 1989 ; tr. fr. : RS)

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