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Manifeste contre la mort de l’esprit

« Sans prétendre dénoncer des politiques gouvernementales, ni répudier des agissements économiques, ni protester non plus contre des activités sociales particulières l’éditeur et essayiste Javier Ruiz Portella a lancé, avec le soutien de l’écrivain colombien Álvaro Mutis, prix Cervantès 2002 en Espagne, un audacieux Manifeste contre la mort de l’esprit (publié en juin 2002 par le journal El Mundo de Madrid), avec l’espoir d’ouvrir une brèche maintenant que la vie de l’esprit est en danger.

Car le matérialisme, proclame le manifeste, imprègne aujourd’hui les ressorts les plus intimes de notre pensée et de nos attitudes, tandis que s’évanouit « l’inquiétude grâce à laquelle les hommes non seulement se trouvent, mais sont dans le monde ». Il est temps d’agir. Ou du moins, de prendre la parole.

Plus de huit cents personnes (dont des personnalités célèbres du monde des arts, des lettres et de la pensée) se sont d’ores et déjà exprimées en signant le Manifeste en Espagne, où des activités publiques sont également entreprises dans ce cadre. De telles inquiétudes concernant évidemment l’ensemble de l’Europe, au sens non géographique du mot, nous lançons un appel à nos amis francophones pour qu’ils nous rejoignent en signant le Manifeste et en prenant, s’ils le souhaitent, contact avec nous.

Pour ce faire, vous pouvez nous envoyer un e-mail à : manifiesto@altera.net

i>MANIFESTE CONTRE LA MORT DE L’ESPRIT
(traduit de l’espagnol)

Ceux qui apposent leur signature au bas de ce Manifeste ne sont portés par aucun des élans qui caractérisent si souvent le signataire de proclamations, protestations et revendications. Ce Manifeste ne prétend ni dénoncer des politiques gouvernementales, ni répudier des agissements économiques, ni protester non plus contre des activités sociales particulières. Nous nous dressons contre quelque chose de beaucoup plus général et profond… et par conséquent diffus : contre la perte profonde de sens qui bouleverse la vie de la société contemporaine.

Certes, il existe toujours un semblant de sens ; il reste quelque chose qui, aussi surprenant que ce soit, justifie encore et remplit la vie des hommes d’aujourd’hui. C’est pourquoi ce Manifeste s’élève, à proprement parler, contre la réduction de ce sens à la fonction de préservation et d’amélioration (à un degré, certes, inégalé par aucune autre société) de la vie matérielle des hommes.

Travailler, produire et consommer : tel est le seul horizon qui fait sens pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui. Il suffit, pour le constater, de lire quelques pages dans les journaux, d’écouter la radio, de s’abrutir devant les images de la télévision : un seul horizon existentiel (si on peut l’appeler ainsi) préside à tout ce qui s’exprime dans les moyens de communication de masse. Accompagné de la fervente approbation du public, ce mouvement proclame qu’il n’est qu’un seul but dans la vie : augmenter au maximum la production d’objets, de produits et de divertissements mis au service de notre confort matériel.

Produire et consommer : tel est notre maître mot. Et se divertir : s’amuser avec les passe-temps que l’industrie culturelle et les moyens de communication de masse lancent sur le marché en vue de remplir ce que seul un écart de langage permet d’appeler « vie spirituelle » ; en vue de remplir, à proprement parler, toute ce vide, tout ce manque d’inquiétude et d’action dont des loisirs aussi oisifs ont pour mission de nous détourner.

Voilà à quoi se réduit la vie et le sens pour l’homme d’aujourd’hui, pour cet « homme physiologique » qui semble atteindre toute sa plénitude dans la satisfaction des nécessités propres à sa survie et à sa subsistance. Il faut certes reconnaître que dans la poursuite de ce but – plus particulièrement dans l’amélioration des conditions sanitaires et dans l’augmentation d’une longévité qui a presque doublé au cours d’un siècle – les succès rencontrés sont absolument spectaculaires. Tout comme le sont les grands progrès accomplis par la science dans la compréhension des lois régissant les phénomènes matériels qui constituent l’univers en général et la terre en particulier. Loin de répudier de tels progrès, les signataires de ce Manifeste ne peuvent que les saluer avec une joie aussi profonde que sincère.

C’est justement cette joie qui les mène à exprimer leur étonnement et leur angoisse face à ce paradoxe : au moment même où de telles conquêtes ont permis d’alléger considérablement la souffrance de la maladie, d’atténuer la dureté du travail, d’élargir au maximum la possibilité d’acquérir des connaissances (à un degré jamais atteint jusqu’à présent et dans des conditions d’égalité également sans précédent), c’est donc à un moment caractérisé par de tels bienfaits que toutes les perspectives se voient réduites à la seule amélioration du bien-être, tandis que la vie de l’esprit court le risque de se voir anéantie.

Ce ne sont pas les bénéfices matériels ainsi atteints qui se trouvent – sauf hécatombe écologique – menacés. C’est la vie de l’esprit qui est en danger comme l’atteste, entre autres, le fait que le simple usage du mot « esprit » pose désormais un si grand problème. Le matérialisme qui imprègne les ressorts les plus intimes de notre pensée et de notre comportement est en effet tel qu’il suffit d’emprunter de manière positive le terme « esprit », il suffit d’attaquer en son nom le matérialisme régnant, pour que le terme « esprit » se voie automatiquement chargé de connotations péjoratives à consonance religieuse, voire ésotérique. Il importe donc de préciser que les signataires de ce Manifeste ne sont nullement mus par des inquiétudes religieuses, quelle que soit leur façon d’envisager les rapports entre le « spirituel » et le « divin ».

Ce qui nous pousse, c’est l’inquiétude produite non pas par la mort de Dieu, mais par celle de l’esprit ; c’est-à-dire par la disparition de ce souffle grâce auquel les hommes s’affirment comme des hommes et non seulement comme des entités organiques. Notre désarroi tient à l’évanouissement de l’inquiétude grâce à laquelle les hommes non seulement se trouvent mais aussi sont dans le monde ; cette inquiétude à travers laquelle ils expriment tout leur bonheur et toute leur angoisse, toute leur joie et toute leur détresse, toute leur affirmation et leur interrogation face à cette merveille qu’aucune raison ni aucune religion ne pourra jamais désamorcer : le fait merveilleux d’être, le miracle que les hommes, le monde et les choses sont, existent : sont pourvus de sens et de signification.

Pourquoi vivons et mourons-nous, nous les hommes qui croyons avoir dominé le monde (faut-il entendre par là : le monde matériel ?) Quel est le sens de notre existence, de notre projet, quels sont nos symboles… toutes ces valeurs sans lesquelles aucun homme et aucune collectivité n’existeraient ? Quel est notre destin ? Si telle est la question qui cimente et donne sens à toute civilisation, le propre de la nôtre est d’ignorer, de dédaigner ce genre de questions. Celles-ci ne sont même pas posées ou, si elles l’étaient, devraient recevoir comme réponse : « Notre destin est d’être privés de destin, de n’avoir d’autre destin que celui de notre survie immédiate ».

Ne pas avoir de destin, être privés d’un principe régulateur, d’une vérité suprême qui garantisse et dirige nos pas : c’est sans doute cette absence que nous tentons de tromper par l’avalanche de produits et de distractions avec lesquels nous nous abrutissons et nous nous aveuglons. C’est de là que proviennent tous nos maux. Mais c’est de là que provient également – ou plutôt : c’est de là que pourrait provenir, si nous l’assumions d’une tout autre manière – notre plus grande force et grandeur : celle des hommes libres ; la grandeur des hommes qui ne sont assujettis à aucun Dieu, à aucun Principe absolu, à aucune Vérité pré-établie ; l’honneur et la grandeur des hommes qui cherchent, s’interrogent, et projettent : sans chemin, sans mettre le cap sur quelque destination connue d’avance. Libres, c’est-à-dire, désemparés. Sans toit ni protection. Ouverts à la mort.

Il va sans dire qu’esquisser une telle perspective ne veut pas dire la résoudre. Contrairement aux Manifestes habituels, celui-ci ne vise nullement à prescrire des mesures, à envisager des actions, à proposer des solutions. Le temps est heureusement révolu où un groupe d’intellectuels pouvait s’imaginer qu’en couchant leurs angoisses, espoirs et projets sur une feuille aussi blanche que le monde qu’ils prétendaient façonner, celui-ci allait suivre la voie qui lui était ainsi assignée. Tel est le rêve – le leurre – de la pensée révolutionnaire : cette pensée qui, étant parvenue à mettre le forceps du pouvoir au service de ses idées, a réussi – mais avec toutes les conséquences que nous connaissons – à transformer le monde pendant quelques brèves et effrayantes décennies.

Le monde n’est nullement cette feuille blanche qu’imaginaient les révolutionnaires. Le monde est un livre fascinant, parfois effrayant, tissé de passé, d’énigmes et d’épaisseur. Les signataires de ce Manifeste ne prétendent donc nullement transposer un nouveau programme de rédemption sur une nouvelle feuille blanche. Ils prétendent avant tout, et ce serait déjà une grande réussite, rallier des voix unies par un même et profond malaise.

Ce serait déjà une grande réussite, en effet : car le plus étrange, pour ne pas dire le plus inquiétant de tout ce qui est exprimé ici, c’est que le malaise dont il est question dans ces pages n’a pas encore rencontré à ce jour un mode d’expression authentique. Plus angoissant encore que la déspiritualisation du monde, c’est le fait que, à l’exception de quelques voix isolées, un tel dépérissement de l’esprit semble laisser nos contemporains dans la plus totale indifférence.

C’est pourquoi le premier objectif que se fixe ce Manifeste est de savoir dans quelle mesure ces réflexions sont susceptibles – ou pas – de susciter un petit, un moyen ou (peut-être) un large écho. Malgré le pessimisme qui marque ce Manifeste, celui-ci nourrit obscurément le fol espoir de penser qu’il n’est pas possible que seules quelques voix isolées s’élèvent parfois pour s’opposer à ce sentiment qui caractérise notre époque. Dans la mesure où ce sentiment domine, il va de soi que des inquiétudes comme celles qui s’expriment ici ne pourront jamais prendre une autre forme que celle d’un cri, d’une dénonciation. Cela est évident. Ce qui, par contre, ne l’est pas, c’est qu’un tel cri ne provienne même pas de l’esprit critique, contestataire et transgresseur qui avait tant marqué la modernité… du moins pendant ses premières décennies. Comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, il ne reste presque plus rien d’une telle attitude critique : la seule chose qui pousse aujourd’hui à la contestation, ce sont les revendications écologistes (aussi légitimes qu’enfermées dans le plus plat des matérialismes), auxquelles on pourrait rajouter les restes délabrés d’un communisme tout aussi matérialiste et si dépassé qu’il ne semble même pas avoir entendu parler de tous les crimes qui, commis en son nom, n’ont d’équivalents que ceux qui furent perpétrés par cet autre totalitarisme qui lui était apparemment opposé.

Une fois évanoui l’esprit inquiet et critique qui fut jadis l’honneur de la modernité, notre temps enfermé entre les seules mains des seigneurs de la richesse et de l’argent – cet argent dont l’esprit imprègne tout aussi bien leurs vassaux –, la seule possibilité qui reste alors est de pousser un cri, d’exprimer une angoisse. Tel est le propos du présent Manifeste qui, en plus de pousser ce cri, prétend également de rendre possible l’ouverture d’un profond débat. Il va sans dire que toutes les questions explicitement soulevées ici, tout comme celles qui en découlent, ne peuvent trouver leur juste expression dans le bref espace d’un Manifeste. C’est pourquoi les objectifs de celui-ci seraient déjà largement atteints si, suite à sa publication, un débat s’ouvrait auquel participeraient tous ceux qui se sentiraient concernés par les inquiétudes ici ébauchées.

Esquissons seulement quelques-unes des questions autour desquelles un tel débat pourrait être lancé. Si « la question de notre temps », pour paraphraser Ortega, est constituée par ce profond paradoxe : la nécessité qu’un destin s’ouvre pour les hommes privés de destin et qui doivent continuer d’en être privés ; si notre question est l’exigence que se dévoile un sens pour un monde qui découvre – fût-ce de manière déguisée, défigurée – tout le non-sens du monde ; si tel est, enfin, notre questionnement, le problème qui se pose dès lors est de savoir par quel biais, grâce à quels moyens, moyennant quel contenu, quels symboles, quels projets… une telle donation de sens peut parvenir à se faire.

Le paradoxe précédent – disposer et ne pas disposer de destin ; affirmer un sens fondé sur le non-sens même du monde – ; cet exercice aussi périlleux qu’exaltant au-dessus de l’abîme, cet équilibre sur la « frontière » mouvante qui sépare la terre ferme du vide ; tout ceci n’évoque-t-il pas cet abîme, ce paradoxe au cœur même de l’art (nous parlons ici de l’art véritable, qui n’a rien à voir avec le divertissement qu’aujourd’hui nous est proposé sous son nom) ? « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité », c’est-à-dire de la rationalité, disait Nietzsche. Peut-être bien. Peut-être est-ce l’art qui pourrait tirer le monde de sa torpeur et de son inertie. Pour cela, il faudrait certes que l’imagination créatrice de l’art retrouve un nouvel élan et une nouvelle vigueur. Mais cela ne saurait suffire. Il faudrait également que, cessant d’être à la fois un divertissement et un simple ornement esthétique, l’art retrouve la place qui lui correspond dans le monde. Il faudrait enfin que l’on accepte l’art comme une expression profonde de la vérité, qui n’a rien à voir avec la pure contemplation d’un spectateur oisif.

Or, un tel bouleversement est-il possible dans ce monde où non seulement la banalité et la médiocrité, mais la laideur même (laideur architectonique et décorative, laideur vestimentaire et musicale…) semblent devenir l’un des principaux piliers ? Une telle présence vivante de l’art est-elle possible dans un monde guidé par la sensibilité et la satisfaction des masses ? Est-il possible que l’art s’installe au cœur du monde sans que renaisse – mais comment ? – ce qui fut pendant des siècles la culture populaire authentique et vivante ? Cette culture a disparu aujourd’hui, immolée sur l’autel d’une égalité qui nous mesure tous à la même aune, qui nous impose à tous la soumission à la seule culture – appelée cultivée – que notre société tient pour possible et légitime. N’est-ce donc pas la question même de l’égalité – celle de ses conditions, de ses conséquences et de ses possibilités – cette grande question qui se trouve dès lors ouverte et qu’il devient inéluctable de poser ?

Esquissons une dernière problématique, peut-être la plus décisive. Toute la dé-spiritualisation dénoncée ici est intimement liée à ce que l’on pourrait appeler le désenchantement d’un monde qui a mis en œuvre le plus profond des désenchantements, c’est-à-dire : qui a anéanti les forces surnaturelles qui, depuis le commencement des temps, régissaient la vie des hommes et rendaient compte du sens des choses. Un tel désenchantement est certes indispensable pour parvenir à expliquer les phénomènes physiques qui constituent le monde. Voilà ce qui rend incontournables les armes de la raison dont les conquêtes (tant théoriques que pratiques) ont largement prouvé l’utilité. Pourtant, ne sont-ce pas ces armes mêmes, ces conquêtes mêmes qui pervertissent tout dès lors que, voulant étendre leur champ d’application au delà du domaine matériel, elles cherchent à rendre compte de ce qui appartient au domaine spirituel ? N’est-ce pas la puissance de la raison qui finit par tout réduire à un enchaînement de causes et d’effets, de fonctions et d’usages dès lors qu’elle cherche à envisager la signification des choses, dès lors qu’elle prétend se confronter à la question du sens ? Le fond du problème, ne réside-t-il pas dans ce pouvoir démesuré que l’homme s’est attribué en se proclamant non seulement « maître et seigneur de la nature », mais également maître et seigneur du sens ? Ce n’est certes que grâce à la présence de l’homme que surgit, qu’a lieu la donation de cette « chose », la plus merveilleuse de toutes et que nous appelons le sens. Mais il ne s’ensuit nullement que l’homme puisse disposer du sens, qu’il en soit le maître et le seigneur, qu’il domine et maîtrise un mystère qui le transcendera toujours.

Cette transcendance n’est au fond rien d’autre que ce qui, pendant des siècles, a été exprimé sous le nom de « Dieu ». Envisager les choses par ce biais ne revient-il pas à poser – mais sur des bases radicalement nouvelles – la question que la modernité avait cru pouvoir rejeter à jamais : la question de Dieu ?

À l’instar des précédentes, laissons ouverte cette dernière question : celle d’un dieu insolite (c’est pourquoi il conviendrait peut-être d’écrire son nom en minuscules), la question d’un dieu qui, dépourvu de réalité propre – n’appartenant ni au monde naturel ni au surnaturel –, serait aussi dépendant des hommes et de l’imagination que ceux-ci le sont de dieu et de l’imagination. Un tel dieu, à quel monde, à quel ordre du réel pourrait-il appartenir ? Il ne pourrait sûrement pas appartenir à ce monde surnaturel dont la réalité physique a été niée… par Sa Sainteté le Pape lui-même, lequel affirmait en juillet 1999 – mais personne n’en a pris connaissance ! – que « le ciel […] n’est ni une abstraction ni un lieu physique parmi les nuages, mais une relation vivante et personnelle avec Dieu ». Où donc dieu peut-il bien demeurer ? Quelle peut être la nature divine, si aucun lieu physique ne lui convient, s’il ne s’agit que d’une « relation » ? Où donc dieu peut-il bien se trouver… sinon en ce lieu encore plus prodigieux et merveilleux qui est constitué par les créations de l’imagination ?

Poser la question de dieu revient, en définitive, à poser la question de l’imagination, à nous interroger sur la nature de cette puissance prodigieuse qui, à partir de rien, crée des signes et des significations, des croyances et des passions, des institutions et des symboles… ; cette puissance dont tout dépend peut-être et dont l’homme moderne, qui ne pouvait faire moins, se prétend également maître et seigneur. Du moins le croit-il, cet homme qui, regardant avec un sourire condescendant les signes et les symboles d’hier ou d’aujourd’hui, s’exclame, moqueur : « Bah, ce ne sont que des produits de l’imagination ! », des mensonges par conséquent.

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