Matrice de l'Allemagne moderne, responsable de deux guerres mondiales et des atrocités du IIIe Reich, la Prusse fut éliminée de la carte par les vainqueurs en 1945.
Il s'est avéré plus difficile de l'effacer des mémoires.
To u t c o m m e n c e a u XIIIe siècle, quand les chevaliers teutoniques partent évangéliser le glaive au poing le monde balte, dernier territoire européen ancré dans le paganisme. Cette zone entre Vistule et Niémen, on l'appelle Porussen, "à côté des Russes", mot qui donnera leur nom à la Poméranie et à la Prusse. Les Teutoniques la germanisent en y attirant des colons venus d'Allemagne.
Conflits en germe
Les conflits de l'avenir sont en germe dans la projection de cette enclave allemande en pays slave. Au début de la Réforme, le grand maître teutonique, Albert de Hohenzollern, converti au protestantisme, obtient du roi de Pologne, contre serment de vassalité, le titre de duc de Prusse. Titre qui passe, en 1603, à son cousin, le Margrave de Brandebourg. Désormais, les Hohenzollern, maîtres de domaines sans continuité territoriale, travailleront à les réunir, et s'en donneront les moyens en renforçant de génération en génération leur puissance militaire, économique et diplomatique, jusqu'à s'ériger en souverains en 1701 et s'imposer en État dominant. Jean-Paul Bled, l'un des meilleurs spécialistes français de l'histoire germanique, après avoir consacré de nombreux ouvrages à l'Autriche et aux Habsbourg, s'intéresse au rival prussien dont les efforts sapèrent peu à peu le vieil empire catholique. Son Histoire de la Prusse constitue une synthèse didactique claire, intelligente, argumentée, documentée, jamais lassante ni ennuyeuse, qui va à l'essentiel sans perdre le lecteur dans le dédale des intrigues, querelles et conflits. D'une extrême honnêteté intellectuelle, ce travail qui n'ignore pas les aspects culturels, sociaux, économiques, religieux, met en évidence la continuité d'une oeuvre, d'une pensée, d'une volonté, exercées à travers des personnalités contrastées mais toutes habitées d'un même amour et d'un même sens de la grandeur de leur pays. Cela ne rend pas les Hohenzollern plus aimables, mais il faut admettre qu'ils donnèrent pendant près de cinq siècles une extraordinaire démonstration des bienfaits de la monarchie et de la continuité dynastique. Maurras avait raison de vouloir le roi chez nous et la république chez les autres...
Comparer ce livre à l'Histoire de la Prusse de l'Australien Christopher Clark est révélateur du fossé séparant historiographies européenne et anglo-saxonne. Clark peut avoir vécu en Allemagne, s'y être marié, enseigner à Cambridge, il n'en reste pas moins foncièrement étranger à l'univers dont il se fait censeur et juge plutôt qu'analyste. Les lectures, les connaissances emmagasinées n'y changent rien : ces monarchies, ces racines catholiques, ces usages, ces façons d'être et d'agir, ces codes d'honneur d'un autre temps lui échappent. Il ne cherche pas à les comprendre et les condamne en bloc comme aux antipodes du modèle démocratique et libéral en vigueur. Étrange démarche historique mais qui a les faveurs d'un public, surtout américain, rassuré dans son sentiment de supériorité.
Un État artificiel
Que la Prusse, État artificiel sans frontières naturelles, soit le lent et patient produit d'une famille royale échappe à Clark. C'est pourquoi son Histoire donne une sensation de désordre. Ayant choisi de se centrer sur le Brandebourg, au détriment de la Prusse orientale, il se condamne, et condamne son lecteur, à ne pas saisir grand-chose aux événements. Les électeurs, rois, princes, hommes politiques, il les exécute d'une sentence lapidaire, facile à retenir, d'une épithète en général peu flatteuse, « ivrogne, demeuré »... Ce qui l'attire, ce sont les groupes, les idées, les mouvements de foule, les changements économiques. Cela donne quelques chapitres intéressants sur le piétisme, la bureaucratie, l'antisémitisme, perdus dans une somme aussi gigantesque qu'incohérente et prétentieuse. Ses à-peu-près caricaturaux s'agissant de la France, chaque fois qu'il faut parler de ses rapports avec la Prusse, inquiètent quant au sérieux de l'ensemble. C'est ainsi que l'on voit « la vieille Europe » depuis Sydney ou Washington, et cela explique bien des choses... Pour ne pas figer Frédéric-Guillaume Ier en maniaque de l'armée, Frédéric II en homosexuel, les autres à l'avenant, vous vous référerez à l'étude serrée de Henry Bogdan, Les Hohenzollern, la dynastie qui a fait l'Allemagne. Elle suit, branche par branche, l'étonnant parcours de ces hobereaux de la Souabe dont la fidélité avait plu aux Hohenstaufen qui leur confièrent des postes de burgraves ; ce marchepied les mena, relativement vite, à fonder des maisons souveraines. Ici, l'histoire de la Prusse se lit à travers eux, unique façon de faire. Loin des clichés, ils apparaissent ouverts au progrès, aux arts, aux Lettres et passablement éloignés de la brute épaisse.
Grâce à Voltaire qui, après leur brouille, lui tailla cependant des croupières, Frédéric II reste le mieux connu et le moins honni des souverains prussiens. Ce francophile enragé fut pourtant le premier à nous chercher noise, à cause du renversement d'alliances qui aligna la France au côté de l'Autriche à l'heure où la Prusse comptait sur la faiblesse de la jeune impératrice Marie-Thérèse pour s'imposer. Cela nous valut l'humiliante défaite de Rossbach. Et à Frédéric, qui avait pris des risques insensés, et failli tout perdre, son surnom de Grand. Jean-Paul Bled lui consacre une belle biographie, sensible et profonde, qui débarrasse le personnage des légendes tenaces et resitue la terrible querelle qui l'opposa à son père, "le roi soldat", dans sa véritable dimension : celle des angoisses d'un souverain redoutant de laisser son royaume aux mains d'un successeur qui ne saurait pas faire fructifier les efforts ancestraux. Il se trompait : pour être d'un tempérament différent et user d'autres méthodes, Frédéric n'en continua pas moins l'oeuvre familiale et l'amena à maturité. Le "vieux Fritz" meurt en 1786. Vingt ans plus tard, Iéna semble sonner le glas d'une Prusse sortie mal à propos de la neutralité qu'elle observait vis-à-vis de la France révolutionnaire depuis 1795.
Une figure à part
Louise de Mecklembourg-Strelitz est une figure à part, seule femme à émerger d'une dynastie guerrière. Mariée à dix-sept ans au futur Frédéric-Guillaume III, désespérément velléitaire, elle cherche à lui faire partager son horreur du phénomène révolutionnaire, n'y parvient pas, le regarde, impuissante, prendre à contre-courant les décisions engageant l'avenir du royaume. La défaite laisse la Prusse anéantie, ses souverains réfugiés près d'Alexandre Ier ; l'amitié amoureuse qui lie le Tsar à la reine, sentiment platonique que la presse française exploite honteusement pour discréditer Louise, n'empêche pas la Russie de sacrifier les intérêts prussiens à Tilsitt. La souveraine tente en vain d'émouvoir Napoléon. Mais le courage inutile de Louise galvanise la Prusse et conduit au redressement de 1813. Elle ne le verra pas. Elle meurt en 1810, usée par les épreuves, à trente-quatre ans. Jean-Paul Bled ne s'arrête pas à la pieuse légende entourant la mémoire de la reine , personnalité complexe. Peu instruite, d'une intelligence limitée, Louise, héroïne romantique, belle, touchante, admirable, malheureuse, demeure l'égérie de sa nation. Son fils cadet, Guillaume Ier, n'oubliera pas les avanies infligées par la France à sa mère. Il les fit payer en 1870... Les premiers souverains prussiens cherchaient la continuité territoriale et l'abaissement de l'Autriche. Les traités de 1815, qui amènent la Prusse sur le Rhin, changent les visées des Hohenzollern. Leur but sera désormais l'unification de l'Allemagne et l'expulsion des Habsbourg du monde germanique. Ils y parviendront, grâce à Bismarck. Ce nom hérisse le public français qui l'associe à de très mauvais souvenirs. Impossible, malgré tout, d'ignorer le chancelier de fer dont Jean- Paul Bled publie une biographie mesurée qui humanise un peu le personnage.
Habile et audacieux
Surnommé "le réactionnaire rouge", Otto Von Bismarck ne se réduit pas à un Junker borné et belliqueux, pas plus que sa politique à la formule provocatrice "par le fer et le sang". Habile et audacieux, osant des alliances contre-nature momentanées pour toucher au but, il contre le péril révolutionnaire, triomphe de l'Autriche à Sadowa en 1866, victoire dont l'ampleur change définitivement le visage de l'Europe, abuse Napoléon III sur ses intentions, ce qui conduit, après Sedan, au double désastre de la perte de l'Alsace-Lorraine et de l'unification allemande, péril que les Capétiens avaient toujours su éviter. Le conflit ouvert avec l'Église à l'occasion du Kulturkampf marquera son seul échec, qu'il saura négocier car il était capable d'une souplesse proportionnelle à sa grande intelligence...
Ces qualités manquaient à Guillaume II dont le premier souci, monté sur le trône en 1888, fut de se débarrasser de Bismarck avant de liquider méthodiquement son oeuvre jusqu'à l'ultime catastrophe de 1918 et la chute des Hohenzollern. Christian Baechler essaie de comprendre cet homme tourmenté, affligé d'un handicap physique qu'il s'acharnait douloureusement à surmonter, rongé par ses relations conflictuelles avec sa mère anglaise. Guillaume Ier avait craint de voir l'Allemagne dévorer la Prusse. Ses craintes étaient fondées : son petit- fils s'identifia trop à cette nation arrogante et conduisit à l'effondrement de l'édifice entier...
Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 3 au 16 mars 2011
✓ Jean-Paul Bled : Histoire de la Prusse, Fayard 480 p., 26 €.
✓ Christopher Clark : Histoire de la Prusse, Perrin, 800 p., 29,50 €.
✓ Henry Bogdan : Les Hohenzollern, Perrin,405 p., 25 €.
✓ Jean-Paul Bled : Frédéric le Grand, Fayard ; 640 p., 26 € ; La Reine Louise de Prusse, Fayard, 280 p., 22 € ; Bismarck, Perrin, 325 p., 23 €.
✓ Christian Baechler : Guillaume II d'Allemagne, Fayard, 530 p., 25 €.