Le Figaro Histoire n° 4 - 26/11/2012
Un universitaire américain dresse le bilan de l'immense exode des populations d'origine allemande chassées d'Europe centrale et orientale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet épisode dramatique, ponctué de meurtres, tortures, viols et suicides, avait provoqué entre 500 000 et 1,5 million de morts.
Le 8 mai 1945, le IIIe Reich capitulait. Depuis le déclenchement de l’offensive soviétique en direction de l’ouest, au printemps 1944, et le débarquement anglo-américain en Normandie et en Provence, quelques semaines plus tard, la guerre était perdue pour Berlin. Le conflit s’était néanmoins poursuivi dix mois encore, transformant la défaite du Reich en descente aux enfers pour le peuple allemand.
Un peuple allemand qui, ayant porté Hitler au pouvoir et ayant été associé à l’entreprise nazie, ne saurait être considéré comme innocent, sans que sa culpabilité ne puisse être clairement définie, toutefois, tant les mécanismes de contrainte de l’Etat national-socialiste étaient implacables et tant la notion de culpabilité collective est étrangère au droit occidental.
C’est cette ambivalence qui explique la discrétion entourant une page dramatique de l’histoire : le sort subi par les 12 à 14 millions de civils allemands, en majorité des vieillards, des femmes et des enfants, qui, entre 1945 et 1947, ont été brutalement chassés des pays de l’Est où leurs familles vivaient depuis des générations et qui ont dû alors se replier sur une Allemagne dévastée, incapable de les accueillir.
Professeur associé d’histoire contemporaine à Colgate University (New York), R.M. Douglas vient de publier sur cet épisode un livre subtil et documenté, qui a fait du bruit aux Etats-Unis et en Allemagne, où il a déjà été traduit. En France, où le sujet est d’autant plus méconnu que notre pays n’a eu aucune part à l’affaire, l’ouvrage surprendra, tant il révèle de faits inédits. Le propos de l’auteur est sans ambiguïté. « On ne peut légitimement établir aucune comparaison, écrit-il, entre les expulsions de l’après-guerre et les crimes de l’Allemagne à l’encontre des Juifs et d’autres victimes innocentes entre 1939 et 1945. » Mais cette remarque introduit ce constat : « Il ne faut pas en conclure pour autant que les expulsions étaient inévitables, nécessaires ou justifiées. »
Du Moyen Age au XVIIIe siècle, l’Europe centrale, orientale et balkanique a fourni des zones de peuplement pour des groupes germaniques issus des Etats appartenant au Saint Empire ou relevant de la souveraineté des Habsbourg. Après la Première Guerre mondiale, dans la nouvelle Europe dessinée par l’amputation de l’Allemagne et le démantèlement de l’Autriche-Hongrie, on trouve dès lors des habitants de langue allemande en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Italie, en Yougoslavie, en Pologne, dans les pays Baltes et jusqu’en Union soviétique.
Depuis le XIXe siècle, le nationalisme allemand utilise l’existence de ces minorités comme base de ses revendications territoriales. A fortiori Hitler qui, dans sa vision raciale, assure vouloir réunir au sein du Reich tous les Volksdeutschen, terme qui englobe tous les ressortissants de langue allemande des autres Etats que l’Allemagne, et prétend secourir les Reichsdeutschen, citoyens des parties orientales du Reich, prétendument persécutés par les Juifs et les Slaves. Un programme qu’il met à exécution, en 1938, en annexant l’Autriche et, à l’issue de la crise de Munich, le pays des Sudètes, région tchèque où les germanophones sont localement majoritaires, puis, en 1939, en attaquant la Pologne au prétexte de venir en aide à la population de Dantzig, ville allemande à 96 % mais administrée par la SDN et située sur un territoire attribué à la Pologne en 1919.
L’invasion de la Pologne, dépecée de concert avec l’URSS, alliée du Reich depuis le pacte germano-soviétique d’août 1939, donne le signal de départ à la Seconde Guerre mondiale. En 1941, Hitler, maître de la moitié du continent, se retourne contre Staline. Le conflit, à l’Est, est effroyable, la Wehrmacht et l’armée Rouge rivalisant dans la violence et le meurtre de masse, même si leurs cibles ne sont pas les mêmes. A l’Ouest, l’occupation allemande provoque numériquement moins de victimes, mais est tout aussi cruelle. Dans les deux camps, la haine est à vif.
Dès 1944, les Alliés se demandent quoi faire des minorités allemandes répandues à travers l’Europe. Churchill, dans un discours prononcé à la Chambre des communes, annonce que, pour éviter les tensions nationales après-guerre, ces minorités seront transférées en Allemagne. Les Soviétiques, eux, songent également au transfert, mais pas dans la même direction. Dès le mois de décembre 1944, dans la Hongrie qu’ils viennent d’occuper, les civils germanophones sont arrêtés et envoyés en URSS comme travailleurs forcés. En tout, entre 100 000 et 170 000 Allemands de Hongrie seront déportés dans les camps soviétiques.
En janvier 1945, l’armée Rouge s’approche de la Pologne occupée par le Reich et de la Prusse-Orientale. Par fanatisme, les autorités nazies ont retardé au maximum l’évacuation des civils. C’est dans la panique, alors, que des centaines de milliers d’Allemands doivent partir à pied, dans le froid et la neige, afin de fuir les soldats russes qui violent, pillent et tuent, répondant aux exactions et aux crimes commis par la Wehrmacht sur le sol soviétique. Quand la route entre la Prusse-Orientale et le reste de l’Allemagne est coupée, les fuyards rejoignent le port de Dantzig où 350 000 soldats et 900 000 civils parviennent à embarquer, mais non sans péril : le 30 janvier 1945, un sous-marin soviétique torpille le Wilhelm Gustloff, un paquebot qui entraîne au fond de la Baltique 7000 de ses passagers, principalement des femmes et des enfants. Au total, entre 6 et 8 millions d’Allemands s’échappent des régions à l’est de la ligne Oder-Neisse avant que l’Armée rouge n’en prenne le contrôle.
Deux mois après la capitulation du Reich, lors de la conférence de Potsdam (17 juillet - 2 août 1945), les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique, confirmant un principe esquissé en février à la conférence de Yalta, attribuent à l’URSS la moitié septentrionale de la Prusse-Orientale (dont la capitale, Königsberg), tandis que la Pologne, devenue un satellite soviétique, se voit confier les territoires allemands situés à l’est de la ligne Oder-Neisse. Les trois puissances victorieuses décident également l’expulsion des Allemands de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Hongrie vers l’Allemagne, les réfugiés devant être dirigés, à parts égales, vers les zones d’occupation soviétique, américaine, britannique et française. L’article XII de l’accord de Potsdam précise ceci : « Ces transferts devront se faire de manière ordonnée et humaine ». Un vœu pieux.
La France, cependant, n’a pas participé au sommet de Potsdam. Ne se sentant pas liée par un accord qu’elle n’a pas signé, elle refusera toujours la politique d’expulsions. Souci humanitaire ? Non, explique R.M. Douglas : Paris redoutait en réalité que l’accroissement de la population allemande ne crée un futur danger pour la France…
C’est ainsi que, en vertu du projet de créer des nations homogènes, de la méfiance à l’égard des minorités allemandes, vues comme la source de troubles potentiels, et de la volonté plus ou moins consciente de punir collectivement les Allemands pour les crimes du nazisme, va avoir lieu la plus grande migration de l’histoire européenne.
En Tchécoslovaquie, 700 000 civils allemands ont été chassés avant Potsdam, 2 millions le seront après, sur la base des décrets Beneš. Plus de 7 millions d’Allemands seront expulsés des nouveaux territoires de Pologne, pays où certains camps nazis, tout juste vidés de leurs détenus, serviront à regrouper des civils allemands. Hongrie, Roumanie, Yougoslavie, Union soviétique : R.M. Douglas expose les cas les plus hallucinants, avec leur cortège de viols, de tortures, de meurtres, de suicides et de morts de faim, de froid ou de maladie, au cours du déplacement forcé vers une Allemagne qui n’avait ni nourriture, ni logement à offrir aux réfugiés, et ce sous l’œil des Alliés. L’auteur, prudent avec les chiffres, estime que le nombre de victimes des expulsions se situe entre 500 000 et 1,5 million de morts.
Dans sa conclusion, l’historien américain s’élève contre l’idée que « certains crimes selon le droit international ne devraient faire l’objet ni d’enquêtes ni de poursuites à cause de la sympathie qu’inspirent les coupables et/ou du peu de sympathie qu’inspirent les victimes ». Un peuple qui s’est fait bourreau peut ensuite, d’une autre manière, avoir été victime. C’est cela, la complexité de l’Histoire.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
R.M. Douglas, Les expulsés, Flammarion. Traduit de l’anglais par Laurent Bury.