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La «Grande récession», temps de crise et crises du temps

Claudio Borio est l’un des économistes monétaires les plus provocateurs et intéressants qui soient. Basé à la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle, Borio fait partie de cette poignée de personnes qui signalèrent la fragilité du système financier dès 2003, en tirant la sonnette d’alarme sur certains des développements préparant la crise qui éclata à l’été 2007. Il a publié un document de travail intitulé “The financial cycle and macroeconomics: What have we learnt?”.

Les opérateurs de marchés, les médias et les hommes politiques ont un point commun : leur horizon de temps est borné. De quelques minutes à quelques heures ou quelques mois. La prochaine transaction, la prochaine une, la prochaine élection. D’où une certaine difficulté, voire une difficulté certaine, à penser les temps de crise, qui sont aussi des crises du temps. D’où aussi la recherche éperdue de raccourcis, d’échappatoires, du « truc » qui fera qu’enfin, on en finisse, on en sorte. Alors que cette crise là, ni accidentelle, ni occasionnelle, ni conjoncturelle, prend son temps, s’éternise, se hâte lentement vers un dénouement incertain.

À ce jeu, on risque le contre-pied : la zone euro qui ne devait pas passer l’année 2011 puis l’été 2012 est toujours bien là. La crise n’a jamais été celle de la monnaie unique. Dernier refrain à la mode : Mario Monti a « échoué », et toutes les politiques « d’austérité » avec lui. C’est, voyez-vous, qu’en un an de « pouvoir » accordé chichement par une classe politique italienne aux aguets, « Il Professore » n’a pas révolutionné l’Italie ni mis fin à une décennie de stagnation économique ou rectifié vingt années d’illusionnisme politique. De quoi « s’indigner » en effet.

Relevons au passage que les politiques budgétaires et monétaires réclamées à grands cris par nos impatients ont été mises en œuvre au Japon, premier pays avancé confronté à cette « crise de bilan », depuis vingt ans. Sans résultats. Vingt ans !

À qui voudrait échapper à cet horizon bouché comme un ciel d’hiver parisien, on ne saurait trop recommander (avec retard) le texte que Claudio Borio a publié sur le site de la Banque des règlements internationaux (BRI), « la banque des banques centrales », sous le titre « On time, stocks and flows: Understanding the global macroeconomic challenges » (Du temps, des stocks et des flux : comprendre les défis macroéconomiques globaux).

Économiste, Borio y rappelle d’abord que la crise est avant tout celle de la politique. De l’incapacité de la politique à prendre la mesure des trois lames de fond dont la combinaison a provoqué un « changement de régime » : « la libéralisation financière, l’établissement d’un cadre monétaire crédible de maîtrise de l’inflation et la globalisation de la dimension réelle de l’économie mondiale ».

Le temps, donc, en premier lieu. « Quand ces trois forces profondes ont acquis leur pleine puissance à partir du milieu des années 80, elles ont créé un environnement qui voit, selon la terminologie de Burns et Mitchell, le temps économique ralentir par rapport au temps calendaire. Ce qui veut dire que les développements macroéconomiques qui comptent réellement exigent beaucoup plus de temps pour se dérouler.

La durée du cycle financier est bien plus longue que celle du cycle des affaires traditionnelles, de l’ordre de 16 à 20 ans ou plus, comparé à tout au plus 8 ans. Mais les horizons prévisionnels des acteurs de marché et des politiques ne se sont pas ajustés à ce fait, ils ont même rétréci. C’est la cause majeure des problèmes actuels et la raison pour laquelle il s’est avéré si difficile de les résoudre », analyse Borio.

L’analyse de ces mouvements « tectoniques » dans l’économie mondiale est bien connue. Un, la libéralisation financière fait sauter les limites traditionnelles à l’explosion du crédit, phénomène évident, et pourtant ignoré, dès la formation de l’énorme bulle spéculative japonaise.

Deux, la victoire des banques centrales sur l’inflation (la « Grande modération ») fabrique un sentiment artificiel de sécurité à l’ombre duquel se forment les déséquilibres insoutenables sur les prix des actifs, le « paradoxe de la crédibilité », rappelle Borio.

Trois, la globalisation a relevé sensiblement le potentiel de croissance globale de l’économie mondiale « réelle » tout en contribuant, avec un énorme « choc d’offre », à maintenir la stabilité des prix des biens et services, la fameuse « désinflation » exportée de Chine.

Dans l’immense majorité des cas, les responsables politiques n’ont pas vu ces développements ou n’en ont pas compris la portée. « Ils n’ont pas été capables de comprendre que ce paysage bouleversé exigeait des ajustements dans les paramètres de l’action politique. Et même quand ils comprenaient, ils ne pouvaient se résoudre à changer d’orientation : il y avait trop de réputations en jeu, et de toute façon, pourquoi changer ce qui marche ?»

Borio, c’est la limite de sa démonstration, ne donne pas d’exemples concrets de cet aveuglement. Il en est un, particulièrement net et qui renvoie à une actualité américaine toute récente : la considérable contribution des recettes fiscales fabriquées par la bulle des dot.com au retour rapide des États-Unis à l’équilibre budgétaire sous Bill Clinton, dans les années 1990. Même quand ils n’étaient pas aveugles, les politiques avaient un intérêt à ne pas voir.

De leur côté, « les autorités prudentielles (les banques centrales le plus souvent) s’étaient mises d’accord sur des principes qui donnaient la priorité à la sécurité et à la solidité des institutions individuelles et négligeaient celles du système dans son ensemble, cadres qui ignoraient à peu près complètement la macroéconomie et le cycle financier. Elles prêtaient trop d’attention aux arbres et pas assez à la forêt ». Rappelons que ces errements collectifs n’exonèrent pas de responsabilités individuelles : les banquiers centraux, entraînés par le « maestro » Alan Greenspan, avaient théorisé l’indifférence à l’inflation extravagante des actifs, pourtant visible comme le nez au milieu de la figure.

C’est ici qu’intervient la relation cruciale entre les stocks et les flux. « Dans le nouvel environnement, les stocks en sont venus à dominer les dynamiques économiques, tout particulièrement les stocks massifs d’actifs, et par-dessus tout, de dettes. Les stocks gonflent à l’excès pendant les booms financiers, alors que le crédit et les prix des actifs atteignent des niveaux insoutenables et provoquent des gueules de bois durables quand le boom tourne à la débâcle », analyse Borio.

Les politiques budgétaires et monétaires « asymétriques », qui ignorent les booms mais sur-réagissent aux récessions, ont pour effet de prolonger la croissance des stocks à travers plusieurs cycles économiques consécutifs.

Autrement dit, il n’y a pas d’ajustement jusqu’à la catastrophe finale. Apurer les stocks de dettes « demande alors plus de temps. Et c’est aussi plus difficile politiquement en raison du sérieux impact sur la distribution des revenus et de la richesse, à la fois au sein des générations et entre elles. Cela vaut pour la dette privée comme publique. L’incapacité à traiter le problème des stocks peut installer l’instabilité au cœur du système ».

Le temps, de nouveau. « Les horizons politiques bornés ont joué un rôle crucial dans tout cela », souligne Borio. Ignorer le rôle des cycles financiers, dont la durée est en moyenne double de celle des cycles des affaires, c’est « comme si des marins au large négociaient avec succès les ondulations de surface sans percevoir le tsunami déboulant dans les profondeurs, une vague qui ne surgirait et n’éclaterait qu’en touchant la côte ».

On sait maintenant que les « récessions de bilan », celles qui frappent aujourd’hui les principales économies avancées depuis le précédent japonais du début des années 1990, « sont plus profondes, suivies de reprises plus faibles et résultent dans des pertes de production permanentes », résume Borio. Pour diverses raisons : surestimation du potentiel de croissance et mauvaises allocations des ressources (capital et travail) dans la phase de boom, pression de la dette dans la phase dépressive et perturbations dans l’intermédiation financière quand les tensions émergent.

« La situation est particulièrement préoccupante dans la zone euro », là où « le cercle vicieux entre la faiblesse du bilan des banques et des souverains a été le plus intense ». Mais « il ne faut pas confondre les symptômes avec la maladie », estime Borio. « Il y a d’autres grands pays dont la situation budgétaire est guère plus soutenable. Et pourtant les marchés obligataires semblent l’ignorer, au moins pour le moment. » Les intéressés (États-Unis, Royaume-Uni et France notamment) se reconnaîtront.

« Si ce diagnostic est correct, le remède n’est pas difficile à trouver, même s’il peut être extraordinairement difficile à appliquer. En bref, il s’agit d’allonger les horizons de la décision politique, de mettre en place des politiques plus symétriques et d’attaquer de front les problèmes de dette », résume Borio. « Le risque ultime d’échouer à s’ajuster est qu’un autre mouvement historique des plaques tectoniques nous ramène à une ère de protectionnisme financier et commercial ainsi que d’inflation. »

Concrètement, il s’agirait de passer de la phase de « gestion de la crise » à celle de « résolution de la crise ». « Dans la gestion de la crise, la priorité est de prévenir l’implosion du système financier (…). Historiquement, cette phase est liée à la fonction de prêteur en dernier ressort de la banque centrale. » Au contraire, « dans la résolution de la crise, la priorité va à la restauration du bilan pour jeter les fondations d’une reprise auto-alimentée. Ici, il s’agit d’attaquer bille en tête la gueule de bois de l’endettement ».

La triste réalité, que Borio décrit en termes plus diplomatiques, est que cinq années et demie après l’éclatement de la crise, ni les opérateurs de marchés, ni les médias, ni les politiques, ni même l’immense majorité des « experts » et des économistes, ne sont sortis d’un horizon de « gestion de la crise ». À la vérité sur les comptes des banques (et des souverains), on a substitué un transfert permanent des risques vers le bilan des banques centrales, sans perspective de sortie.

Le nouveau gouvernement conservateur japonais veut renforcer les doses d’un remède qui a échoué depuis deux décennies, avec l’objectif avoué d’engager le pays dans la stratégie de « débasement » de la monnaie pratiquée à grande échelle par la Réserve fédérale des États-Unis. Rappelons, par exemple, que la mise en œuvre des nouveaux ratios de solvabilité des institutions financières « systémiques » s’étale jusqu’en…2019 !

Les prescriptions de désendettement privé et public, relève Borio, « contrastent violemment avec une vision largement partagée chez les macro-économistes qui considèrent que l’injection financière (augmentation des dépenses publiques ou baisses d’impôt) est plus efficace dans les récessions. Ce point de vue suppose toutefois que les gens veulent emprunter mais ne le peuvent pas. Mais s’ils se sont chargés de dettes à l’excès, le plus probable est qu’ils veuillent diminuer ce fardeau. Le remboursement de la dette sera prioritaire sur la dépense. De ce fait, même l’impact à court terme d’une expansion budgétaire indiscriminée (le soi-disant “multiplicateur budgétaire”) a toutes les chances d’être modeste. Plutôt que doper l’économie, il conduira à construire des ponts qui ne mènent nulle part, comme le suggère l’expérience japonaise ».

Dans pratiquement tous les pays avancés, le niveau d’endettement public est à des niveaux jamais atteints en temps de paix, sans perspective de rétablissement dans un avenir prévisible.

La liste est longue des effets pervers d’une politique monétaire « ultra-accommodante » à durée indéterminée, telle que la pratiquent actuellement les banques centrales des principaux pays ou régions avancés. De l’aide implicite au maquillage des bilans des firmes « zombies » à la « guerre des monnaies ». « Le risque majeur, résume Borio, est que les banques centrales soient écrasées sous le fardeau et qu’un cercle vicieux s’installe. La politique monétaire peut gagner du temps mais aussi le gaspiller à cause des incitations qu’elle génère. Comme les effets désirés se font attendre et que l’ajustement est différé, la pression monte sur les banques centrales pour qu’elles en fassent toujours plus. Un “fossé des attentes” s’ouvre (…). Tout cela rend encore plus difficile une sortie éventuelle et peut en dernier ressort menacer la crédibilité de la banque centrale », écrit Borio, en évoquant le Japon où la BoJ cherche toujours la porte de sortie plus de dix ans après s’être engagée dans le couloir des « mesures non-conventionnelles ».

Vers un nouveau changement d’époque?

L’horizon de temps, encore et toujours. « Le défi politique à long terme est d’ajuster les cadres de pensée pour refléter complètement les implications du cycle financier. Le cycle financier se déploie sur un horizon bien plus long que celui qui sous-tend normalement les décisions politiques concernant la croissance et l’inflation. » Il faudrait « rallonger l’horizon et déplacer l’attention des flux de période à période vers leur cristallisation dans les stocks », explique Borio. On en est loin, comme le prouve la curieuse dévotion à des indicateurs aussi fantaisistes que le PIB trimestriel ou le taux officiel du chômage mensuel. Non seulement les « gouvernants » (au sens large) n’ont pas attaqué les problèmes de bilan hérités du passé mais encore moins anticipé ceux qui se profilent à l’horizon de sociétés vieillissantes.

La débauche de liquidités fournies par les banques centrales des pays avancés est en train d’alimenter de nouveaux déséquilibres, notamment dans les pays émergents qui tentent de s’en protéger comme ils le peuvent. Le protectionnisme se réveille et une « guerre des monnaies » non déclarée est en marche, à l’initiative des États-Unis. « Mais le plus grand risque, insiste Claudio Borio, c’est un nouveau glissement des plaques tectoniques de l’économie globale marquant un changement d’époque. » Probablement pas pour le meilleur, si la retraite de la mondialisation conduisait à la dislocation des cadres institutionnels multilatéraux qui ont jusqu’à présent tenu le choc, y compris celui de l’intégration européenne.

« Peut-être serait-il temps de changer d’orientation. Peut être serait-il temps d’admettre la nécessité d’affronter bille en tête les faiblesses sous-jacentes, d’arrêter de repousser les ajustements en attendant des jours meilleurs élusifs, d’en finir avec les appels à des artifices de politique monétaire pour traiter des problèmes bien plus graves de bilan et de structure », interroge Borio. Et de conclure en évoquant son compatriote Gramsci et l’équilibre nécessaire entre « le pessimisme de l’intellect et l’optimisme de la volonté ».

Or, c’est l’inverse qui se produit. En prolongeant indéfiniment les politiques de « gestion de crise » par incompréhension ou peur du coût politique à court terme, les « décideurs » en retardent en fait la solution, avec les dramatiques conséquences économiques, politiques et sociales que l’on sait. Borio prêche toujours dans le désert.

Mediapart via http://fortune.fdesouche.com

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