« La notion d’identité est le produit d’une crise d’appartenance. »
La marotte de Bauman, c’est la modernité qu’il nomme « liquide », en rupture avec une modernité plus ancienne, « solide ».
Qu’est-ce à dire ?
Le « solide » comprend une fixité, des normes stables et étalées dans le temps, des repères clairement définis, bref la modernité conservant des vestiges de l’époque pré-moderne. Dans le « liquide », au contraire, rien n’est immuable, la mobilité est totalisante, les repères fixes abolis, les normes et valeurs supérieures régissant le vivre-ensemble sont, si ce n’est abolies, du moins en questionnement. D’où la nécessité de bâtir une analyse de l’identité sous son angle « liquide », où cadres et institutions sociales ont été « liquéfiés » et où l’imaginaire collectif de nos concitoyens serait empli d’un désir d’éphémère, de mobilité, loin d’une stabilité désormais honnie.
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La question identitaire – aujourd’hui principalement nationale – surgit lorsque la réponse ne coule plus de source. Encore peu après la Deuxième Guerre Mondiale, la population rurale circonscrivait le « pays » au voisinage immédiat (environ vingt kilomètres), avant que la désagrégation de ces communautés ne transforme l’identité en problème à résoudre puis en devoir à accomplir, nous dit Bauman. Par contrainte, l’Etat-nation a étendu l’appartenance identitaire au champ national, autre que seulement locale, créant ainsi une cohésion et unité à plus vaste échelle. Par suite, l’Etat pouvait donc revendiquer un destin commun, et l’identité nationale primait sur toutes les autres (rappelons que la Constitution de la Vème République ne reconnaît pas les communautés autres).
Cependant, la mondialisation a provoqué un effondrement de la hiérarchie identitaire. Bien plus encore : l’économie étant transnationale, l’Etat n’a plus à en appeler au patriotisme, désormais « livré aux forces du marché et recyclé pour grossir les profits de l’industrie sportive, du divertissement et de la quincaillerie commémorative. » Corrélativement, les droits sont vidés de leur substance : droits économiques privés de souveraineté nationale, droits politiques soumis à la pensée unique néolibérale, droits sociaux progressivement remplacés par le chacun pour soi, l’Etat lui-même étant séparé de la nation.
Alors qu’auparavant, pour Simmel, l’identité était une expression des institutions – Famille, Eglise, Etat – elle est aujourd’hui pulvérisée par la société de masse moderne. D’après Bauman, dans nos sociétés modernes liquides, dites technologiques, c’est dans la mobilité que l’individu (que Bauman définit en reprenant Kracauer : « porteur de la culture et être spirituel mature, agissant et évoluant en pleine possession de ses facultés psychiques, allié à ses contemporains pour agir et ressentir ensemble ») cherche son identité, ou plutôt ses identités, substituables, cumulables, interchangeables, aujourd’hui même l’identité sexuelle (lundi Matthieu, mardi Mathilde, mercredi Matthias ? Table d’opération mon amour !).
« A défaut de qualité, on se rabat sur la quantité », nous dit Bauman. Le lieu de réalisation ? Les « groupes » (ou « totalités virtuelles »), éphémères, aussi faciles à intégrer qu’à quitter mais qui en réalité ne font que brouiller l’image de soi. A une époque où l’homme nomade (le nomadisme devenu devoir), vulgarisation de l’élite transnationale – privilégiée – est le « héros populaire », chercher une identité stable devient suspect.
La tradition n’étant plus sécurisante, on voit alors émerger des « communautés-patères », qui durent le temps d’un spectacle, d’un événement, d’une manifestation. Ephémère donc, l’engagement demandé pour y adhérer, et en profiter, est faible. A l’identité, on substitue donc le « réseau de connexions ». Réseau que l’on préfère toutefois textuel plus que visuel, le face-à-face devenu désormais intimidant et ne permettant pas le « zapping » ni la conversation différée, d’où le succès des SMS et tchats.
Seule la survie individuelle et ce qui peut la servir importent. Dans le monde du travail, loyauté et esprit d’équipe ne sont plus de rigueur : la tertiarisation a atomisé la solidarité ouvrière en la supplantant par un individualisme concurrentiel, comme le résume Bauman : « Ils préfèrent réclamer un meilleur présent pour chacun plutôt qu’un meilleur avenir pour tous. » La classe s’est effacée devant la race, le genre, la revendication postcoloniale, exaspérant les divisions, encore renforcées par des conflits multipolaires en rupture avec la « société bonne » (à rapprocher de la common decency orwellienne).
Le global s’est à présent fondu dans le catégoriel. Quant aux intellectuels, la génuflexion des chiens de garde arrivistes nous fait oublier qu’ils purent un temps se faire les porte-parole des faibles. Mais au-delà du monde professionnel, les relations amoureuses, cadre personnel, sont aussi victimes du « moderne liquide », car elles sont désormais envisagées sous un angle consumériste (ce dont se félicite Anthony Giddens), où jouissance immédiate, rupture et cumul de biens sont recherchés, au point que dans le couple, le conjoint est réifié.
Il en va de même pour le rapport au sacré, « ce qui transcende notre faculté de comprendre, de communiquer, d’agir » : radicalement évacué. Fait de scientisme et de technologie, le « liquide » bannit les idées éternelles, ce qui est « ancien » et « durable », pour se cantonner au strict présent et à la survie individuelle.
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Une fois le constat posé vient alors la question : viable, l’identité liquide ? Que nenni, nous répond Bauman. L’identité, paradigme de l’ambivalence, est à double tranchant. Rêve, elle peut tout autant devenir cauchemar, car selon l’auteur l’homme a besoin de racines, de parenté, de camaraderie, d’amour, bref de stabilité et de relations continues dans le temps. Esseulé suite à la destruction de l’Etat-providence (Bauman préfère parler d’Etat social), c’est par dépit que l’individu se chercherait un cadre rassurant pluri-identitaire, face à une société torve et à un Etat ne proposant aucun modèle dominant ; de plus, la France ayant abandonné l’assimilation, le multiculturalisme se répand, les groupes étant en quête d’identité spécifique, chacun de son côté. Si la « communauté » est un carcan pour certains, elle s’avère donc libératrice pour d’autres.
Face à cela, existe-t-il une alternative politique ? L’altermondialisme, par exemple ? Bauman réfute cette idée, car alter signifie proposer une autre mondialisation, ce qui n’est pas souhaitable. De plus, le slogan de cette mouvance, « penser global, agir local », ferait le jeu du mondialisme en défendant un particularisme porteur de conflits multiples. L’altermondialisme aux oubliettes donc. Mais quid de « l’ère du multiculturalisme » ? Une feuille de vigne dissimulant la neutralité d’une élite « omnivore culturelle » nomade adepte du « supermarché multiculturel » qui a laissé tomber la mission collective en déshérence. Multiculturalisme entretenu par la télévision qui, par un effet d’extraterritorialité virtuelle synchronise les sujets de préoccupation, supercherie destinée à donner l’illusion de liberté de choix à des individus aliénés.
Dernière option donc : le nationalisme qui revient au galop ? Non plus. D’ailleurs, pour Bauman, celui-ci ne revient pas, il parle plutôt de revendications autonomistes et indépendantistes (il confond toutefois avec l’ethno-nationalisme, plus local), pour deux raisons : une volonté de protection face aux ravages de la mondialisation d’une part, la remise en question du lien entre Etat et nation d’autre part, ce qui renvoie pour lui « à l’érosion de la souveraineté de l’Etat. » Le nationalisme ne renaîtrait donc pas ? Il s’agirait de la recherche des « réponses ponctuelles à des problèmes générés à l’échelle mondiale », pour pallier les défaillances étatiques, face à une menace de balkanisation généralisée.
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Quel est donc, en fin de compte, le souhait de Bauman ? Il postule que les luttes identitaires divisent plutôt que d’unir. Certes, mais n’est-ce pas un moyen de défendre sa culture autochtone (nationale par exemple) ?
Son idéal est, comme il l’expose, celui de l’humanité, d’une communauté véritablement universelle. Un zeste de Bourdieu, à première vue, tout comme lorsqu’il cite, en l’approuvant, Stuart Hall, lequel invite à relever le défi moderne de la diversité culturelle. Néanmoins – soyons optimistes – Bauman critique le multiculturalisme. C’est là qu’il semble flou, voire contradictoire.
Mais pour nous éclairer et conclure sur une note positive, nous le citerons au sujet des Etats-Unis, de l’Australie et du Canada, anciennes colonies, où il expose le caractère non viable d’un « patriotisme constitutionnel » (la seule condition posée aux nouveaux arrivants est de prêter allégeance aux lois du pays) préconisé par Habermas le mou. Il expose, et nous le rejoignons là-dessus, que « nombre d’immigrants ont choisi leur pays d’accueil en vue de préserver, de développer et de pratiquer à leur guise les particularismes religieux ou ethniques menacés dans leur pays d’origine ».
Pas forcément menacés, a-t-on tout de même envie d’ajouter…
Pourquoi une telle libéralité ? « Les immigrants n’ont pas rencontré de culture historique dominante et incontestée susceptible de servir de trame d’adaptation et d’assimilation pour tous les arrivants censés s’y soumettre. »
Il s’agit ici de sociétés à l’histoire jeune, mais la France en prend tout droit le chemin.
« Douce Frannnnnce-eu… »
Citations :
« Nous troquons quelques relations authentiques contre une multitude de contacts éphémères et superficiels. »
« L’identité prospère sur le champ de bataille, elle ne surgit que dans le tumulte ; sitôt que le bruit des armes s’éloigne, elle s’assoupit et reste silencieuse. On ne peut échapper à ce dilemme. »
« Les structures, si tant est qu’il y en a, ne tiendront plus longtemps. Elles finiront elles aussi par prendre l’eau, se liquéfier, suinter, et fuir. Les autorités aujourd’hui révérées seront demain tournées en dérision, méprisées et huées, les célébrités seront oubliées, les idoles à la mode ne survivront plus que dans les jeux télévisés, les nouveautés seront mises au rancart, les causes éternelles seront abandonnées pour d’autres causes tout aussi éternelles (peut-être finira-t-on, à force de parjure, par ne même plus y croire), les puissances indestructibles tomberont aux oubliettes, les palais et les banques seront engloutis par d’autres plus grands encore ou finiront tout simplement par disparaître, les actions à la hausse seront dévaluées, les brillantes carrières déboucheront sur une voie de garage. Dans un univers à la Escher, nul ne saura plus distinguer le haut du bas. »
Thibault Saint-Just http://www.scriptoblog.com