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La pensée politique de Gramsci

Antonio Gramsci fut, dans l’Italie des années 20-30, le théoricien marxiste que l’Histoire avait chargé de tirer les enseignements d’un échec : celui de la révolution européenne, italienne en particulier. Echec d’autant plus cruellement ressenti par les militants européens que la victoire des Bolcheviks en Russie faisait contraste – et contraste, en l’occurrence, inexplicable dans le cadre de la théorie édifiée jusque là. Cette mission lui donna l’opportunité de formuler une théorie révolutionnaire nouvelle, et qui allait inspirer des générations d’activistes, de propagandistes et de tacticiens.

Pour Jean-Marc Piotte, la notion-pivot de cette théorie est « l’intellectuel ». Gramsci est en effet le premier disciple de Marx à avoir mis, au centre de sa pensée, une reprise réflexive de son propre positionnement, et du positionnement de ses homologues adverses. Gramsci a inventé les concepts d’intellectuel « organique », « traditionnel », « collectif », et il en a déduit ceux de « société civile » et de « société politique ».

Etudier Gramsci, c’est donc remonter à la source d’une bonne partie des « expressions toutes faites » que nous lisons presque quotidiennement, sans qu’elles soient clairement définies.

L’intellectuel organique est défini par la place qu’il occupe au sein d’une structure sociale. Il se distingue du travailleur manuel non par l’utilisation des connaissances (un manuel aussi a des connaissances), mais par la fonction qu’il occupe : construire la conscience de leur fonction par les divers groupes sociaux.  L’intellectuel organique est donc, fondamentalement, celui qui construit, entretient ou anime un système de représentation socialement partagé. En règle générale, il émerge progressivement, au fur et à mesure qu’une classe s’élève jusqu’à acquérir une position dominante ou presque dominante, par spécialisation au sein de l’élite de la classe en question. Cette spécialisation résulte dans un premier temps de nécessités économiques : les premiers intellectuels de la bourgeoisie sont des organisateurs de la suprématie économique de cette classe.

Or, Gramsci pose une loi historique : quand les organisateurs ne se font pas théoriciens, l’ascension de la classe considérée est bloquée. Il explique, par exemple, l’incapacité politique de la bourgeoisie italienne pendant la période des Communes, par son inaptitude à secréter des intellectuels organiques théoriciens à partir des intellectuels organiques organisateurs. Il en déduit que l’intellectuel organique théoricien effectue une action qui est indispensable à la constitution d’une classe sociale dominante, ou en tout cas en situation de contester la dominance. Cette action, explique-t-il, c’est la construction de la fonction hégémonique de la classe sociale en question au sein de la société civile.

La fonction hégémonique est définie comme le travail de mise en conformité du discours véhiculé par la société civile (c'est-à-dire la Cité hors du champ proprement politique) – une mise en conformité avec les valeurs, les logiques et les prédicats qui correspondent aux intérêts de la classe sociale hégémonique. Cette fonction hégémonique prépare, facilite et accompagne le travail de coercition exercé par la classe dominante, y compris par ses intellectuels au sein de la société civile. En ce qui concerne l’activité spécifique de l’intellectuel supérieur, elle recouvre très largement un travail d’inclusion sélective des idéologies produites par les classes rivales (exemple : Marx a repris une partie de la pensée de Hegel, donc l’idéologie du Prolétariat inclut une partie de l’idéologie bourgeoise).

Pour que la fonction hégémonique soit assurée, il faut, d’abord, que la classe considérée possède une unité de représentation. Si elle n’est pas unifiée sous cet angle, elle ne peut promouvoir l’hégémonie de sa vision du monde, faute d’en avoir une. Bien entendu, il n’appartient pas aux intellectuels organiques de constituer une vision du monde autonome ; ils ne peuvent en pratique que formuler une vision induite par le positionnement de la classe à laquelle ils se rattachent. Mais sans cette formulation, la vision ne peut être, ensuite, propagée. En cela, l’intellectuel organique est plus que le simple reflet de sa classe sociale : le travail de formulation et de mise en cohérence qu’il opère peut aussi, à la marge, influer sur la définition exacte de la classe elle-même. C’est pourquoi, explique Gramsci, le « Parti » est indispensable à la constitution du Prolétariat comme classe consciente d’elle-même : quand le Parti se définit comme au service du Prolétariat, le « service » inclut la formation du Prolétariat en tant que classe consciente. Le Parti a raison de dire qu’il incarne la conscience de classe des prolétaires, mais la vérité, c’est qu’il ne se contente pas de l’incarner, il la crée.

En résumé, chez Gramsci, l’intellectuel est « organique » parce qu’il est, directement ou indirectement, inscrit dans une organisation (parfois aux marges d’une organisation), elle-même liée plus ou moins directement à un groupe social donné.  Il existe deux types d’intellectuel organique : d’une part les intellectuels organiques spécialisés, capables d’assurer la fonction d’hégémonie de leur groupe dans un domaine précis, sans toutefois proposer et diffuser une vision du monde globale et cohérente conforme aux intérêts du groupe, et d’autre part les intellectuels organiques théoriciens, qui sont, eux, capables d’opérer une action générale sur la « société civile ». Ces deux types d’intellectuels organiques vont se rencontrer principalement d’une part dans la classe dominante, d’autre part dans la classe dominée capable de contester la domination. La présence, ou l’absence, d’intellectuels organiques théoriciens dans la classe contestataire décide généralement de son aptitude à opérer une révolution.

Un type particulier d’intellectuel organique intéresse plus particulièrement Gramsci : il s’agit de l’intellectuel « traditionnel », c'est-à-dire l’intellectuel organique théoricien d’une classe dominante en déclin.  Ce type d’intellectuel est particulièrement intéressant aux yeux de Gramsci parce que, étant inscrit dans une structure sociale fragilisée, il peut, par sa décision de basculer (ou pas) au service des classes contestataires, jouer un rôle décisif dans l’évolution de la structure sociale.

L’intellectuel traditionnel est défini par la place qu’il occupe au sein d’un processus historique. Pour Gramsci, c’est l’axe qui permet le mieux de saisir les intellectuels inscrits dans une structure sociale en déclin. Par exemple, le clergé catholique d’Ancien Régime a toujours veillé à présenter sa fonction comme fondamentalement religieuse, extérieure à une société que son rôle religieux lui permettait de modeler, mais la réalité fut presque toujours autre : fondamentalement, le clergé catholique d’Ancien Régime était la classe des intellectuels traditionnels associée à la noblesse terrienne comme classe dominante. Il était donc modelé par le social autant qu’il pouvait en retour le modeler.

L’analyse du rôle du clergé lors de la phase d’ascension de la bourgeoisie (et de déclin de la noblesse) permet à Gramsci de mettre en évidence la fonction hégémonique lors d’une phase de mutation des structures sociales, et la façon dont l’intellectuel traditionnel l’assume.  En Italie, à l’entrée dans l’époque moderne, ce clergé est très puissant, appuyé sur un domaine propre, autour de Rome, où il est à la fois la classe hégémonique intellectuellement et la classe dominante économiquement. Assujetti à la Papauté, il est de facto lié indissolublement au maintien d’un ordre transnational, donc étranger à la dynamique spécifique que la bourgeoisie impulse à chaque société nationale en voie de constitution. Ce clergé italien a donc particulièrement intérêt à défendre l’Ancien Régime en Italie, et est en outre particulièrement en situation de le faire, puisque son rayonnement international le place en quelque sorte en surplomb de l’évolution d’une bourgeoisie italienne qui ne le déborde jamais. C’est ainsi qu’usant du pouvoir d’influence et de coercition de l’Eglise, il parvient à intégrer systématiquement les intellectuels qu’il ne rejette pas au-delà des frontières (contribuant ainsi, indirectement, à fabriquer les élites intellectuelles des nouvelles nations françaises, allemandes et anglaises).

Toujours en analysant l’histoire de son pays, Gramsci montre comment l’intellectuel organique de la petite bourgeoisie rurale (médecins, avocats, notaires) est, par la suite, potentiellement à la fois l’intellectuel organique d’une classe désormais dominante (la bourgeoisie industrielle, dont il est proche par son éloignement des tâches d’exécution) et d’une classe dominée (le prolétariat rural et la petite paysannerie, dont il est proche géographiquement, et de par son éloignement des processus industriels). Et Gramsci remarque que la politique de la bourgeoisie d’affaires italienne, dès qu’elle eut saisi le pouvoir vers le milieu du XIX° siècle, consista, à l’égard de la petite bourgeoisie rurale, à se l’attacher pour l’empêcher de servir à l’incubation d’une conscience politique dans les zones rurales, largement étrangères à la domination des intellectuels organiques de la bourgeoisie industrielle. Gramsci en déduit que la lutte culturelle conduite en Italie, au XIX° siècle, par une bourgeoisie astucieuse, explique en grande partie que les choses ne se soient pas passées, dans la péninsule et en 1919, comme elle se déroulèrent en Russie et en 1917.

Ces constats vont l’amener à formuler une nouvelle théorie de l’action politique révolutionnaire : la Révolution culturelle.

Aux yeux de Gramsci, le parti communiste est l’intellectuel organique collectif du prolétariat. Son travail est de développer au sein du prolétariat une conscience de classe qui, sans lui, n’existerait que comme potentialité.

L’organisation d’un parti, compris comme intellectuel collectif d’une classe sociale, peut prendre diverses formes. Elle n’est pas nécessairement centraliste et unitaire. Par exemple,  Gramsci relève que « l’ennemi » (les partis bourgeois italiens) s’est toujours organisé en incubant plusieurs partis, chargés de représenter des nuances, et dont la fédération constamment recomposée permet d’édifier un « parti unique de la bourgeoisie » qui ne dit jamais son nom. Cette configuration est utile lorsqu’il y a plusieurs classes associées (la bourgeoisie industrielle du Nord italien, les grands propriétaires terriens du Sud), et qu’il faut constamment renégocier entre leurs intérêts.

Gramsci est donc amené à distinguer le parti politique du parti idéologique.  Le second est plus grand que le premier, et il inclut, en particulier, un réseau d’associations, parfois informelles, qui permettent l’action culturelle au-delà des cercles directement influencés par le Parti (politique), jusque dans les milieux constitutifs de partis distincts, mais potentiellement alliés.

La liaison entre Parti politique et Parti idéologique doit garantir une homogénéité idéologique, tout en permettant au Parti (politique) de la classe ouvrière de rayonner au-delà de cette classe. Une organisation générale du Parti idéologique a donc été progressivement esquissée par Gramsci, au fur et à mesure qu’il avançait dans son travail de théoricien.

Au centre se trouve une structure hiérarchisée, le Parti politique, qui constitue une pyramide à trois niveaux : les soldats (qui doivent comprendre les ordres, donc être formés idéologiquement et politiquement, et les exécuter, donc être disciplinés), les caporaux (qui doivent transmettre les ordres et, parfois, les interpréter), et les capitaines (qui doivent formuler les ordres en fonction de la situation tactique et au regard de la stratégie). Le Parti politique, colonne vertébrale de l’action, dispose donc d’une structure générale de type militaire. Sa force est que, tant qu’il existe un noyau de capitaines d’un bon niveau, il peut se reconstituer après chaque vague de répression, les capitaines recrutant les caporaux qui recrutent les soldats. D’une manière générale, le Parti politique est formé de haut en bas : on construit d’abord la doctrine, ensuite les cadres dirigeants sont formés, puis viennent les caporaux, et ensuite, enfin, les soldats. Ultérieurement, le Parti se refera de haut en bas en s’alimentant de bas en haut : on ira recruter les futurs caporaux chez les soldats, les futurs capitaines chez les caporaux, et ces capitaines « sortis du rang » viendront vivifier l’organisation, de haut en bas, en renvoyant à la base l’écho de sa propre expérience.

Autour de cette épine dorsale structurée par les liaisons verticales s’enroulent les métastases constitutives du Parti idéologique. Ici, les liaisons structurantes ne sont pas verticales, mais horizontales et obliques. Pour assurer son hégémonie sur la vie intellectuelle, le Parti, intellectuel collectif, forge la conscience de soi de la classe sociale qu’il représente, et, en retour, est forgé dans cette tâche. Ce que le prolétariat « sent », le Parti doit le comprendre et le faire comprendre. Ici, l’essentiel est la liaison horizontale, entre ce qui se trouve à la périphérie du Parti et ce qui se trouve dans son épine dorsale. C’est un flux d’information et un processus de construction du sens par itération, entre les initiatives et les sentiments des masses et la théorisation par les intellectuels.

Gramsci en déduira ce principe, plus tard reformulé par Mao, qu’un intellectuel doit travailler sur lui-même pour gommer sa propre sensibilité, et s’approprier celle des masses. On est là aux antipodes de la figure contemporaine du « grand écrivain », de l’artiste « de génie », à la sensibilité « unique ». Si loin en fait qu’à bien y réfléchir, on en arrive assez vite à la conclusion que cette figure contemporaine est précisément une stratégie visant à empêcher l’évolution des intellectuels traditionnels au rebours des intérêts des classes dominantes. Manifestement, les défenseurs de l’ordre contemporain ont lu Gramsci, et l’ont bien lu !

En somme, l’œuvre de Gramsci se résume à une méthode pour accomplir la révolution dans les pays européens, beaucoup plus développés que la Russie des Tsars, et où, par conséquent, il existe une société civile capable de résister au mouvement révolutionnaire par elle-même, avec ou sans le soutien de l’Etat. L’œuvre de Gramsci, c’est : pourquoi les communistes italiens n’ont pas réussi là où les bolcheviks russes ont réussi, et comment faire en sorte que cela change – c'est-à-dire : comment conquérir une société civile.

A la stratégie frontale de conquête du pouvoir par la force, Gramsci oppose une alternative, plus adaptée à la réalité des sociétés occidentales : la conquête des esprits, par la guerre culturelle, soit en retournant les intellectuels traditionnels, soit en les supplantant grâce à l’action énergique des intellectuels organiques du Parti. Alors seulement, dit-il, on peut faire passer une classe dominée de la soumission à l’ordre existant à une inscription dynamique dans cet ordre, puis de là, progressivement, à la constitution d’organisations, de relais, de réseaux indépendants de ceux de la classe dominante et potentiellement concurrents de ceux-ci – une démarche qui s’accomplit lorsqu’un nouveau monde émerge, à l’intérieur du monde ancien, un nouveau monde où les valeurs, la vision, le projet collectif sont structurés entièrement par des intellectuels organiques étrangers aux hiérarchies promues par la classe dominante.

On a coutume de présenter cette réflexion de Gramsci comme une grande originalité – la prise de conscience, par certains intellectuels marxistes, que la société civile appartient fondamentalement à la superstructure, pas à l’infrastructure, et que, par conséquent, si le Système dans son ensemble tient par la société civile, alors la lutte sur la superstructure doit accompagner et même souvent précéder celle conduite dans l’infrastructure. Et, de fait, dans l’univers des théoriciens marxistes de l’époque, il s’agissait là d’un renversement doctrinal de premier ordre. Le mérite de Jean-Marc Piotte est précisément de bien montrer en quoi Gramsci fut important, à une certaine époque et dans un certain contexte.

Pourtant, en même temps, on ne peut s’empêcher de sourire quand on lit certains commentaires de Piotte. Il y a, il faut bien le dire, un côté « les marxistes découvrent la Lune », chez Gramsci, et cela aussi fait partie du côté savoureux du travail de J.M. Piotte.

Car, après tout, s’agissant de Gramsci, son modèle révolutionnaire par conquête des « intellectuels traditionnels », qu’est-ce que c’est, sinon la Réforme luthérienne théorisée dans le cadre de la lutte des classes ? Et son modèle révolutionnaire par l’hégémonie des intellectuels organiques, triomphant d’intellectuels traditionnels dépassés, qu’est-ce que c’est, sinon le travail des Sociétés de Pensée avant la Révolution Française ?

Il est possible que tout cela passe pour original chez les léninistes purs et durs – mais du point de vue de l’Histoire longue de l’Europe, la « théorie révolutionnaire » de Gramsci n’est jamais qu’une analyse lucide et précise des stratégies qui permirent la victoire de la bourgeoisie, à l’époque de son ascension – et sa proposition tactique se borne donc, au fond, à proposer au prolétariat d’apprendre par son ennemi.
J.M. Piotte http://www.scriptoblog.com/

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