Monsieur Annaud, vous avez réalisé l’an dernier un film sur l’or noir. Pourquoi vos sujets tournent presque toujours autour du récent passé et de l’exotisme, des paysages de grande aventure ?
Jean-Jacques Annaud : Le passé récent, oui, aussi, si on considère que l’époque néanderthalienne où se situe « LA GUERRE DU FEU » fait partie d’un moment proche dans l’aventure de l’évolution humaine, que le moyen-âge du « NOM DE LA ROSE » était hier, et que les néolithiques de « SA MAJESTE MINOR » vivaient avant-hier.
Quatre de mes films sont situés dans les années 1930 (« L’AMANT », « LES AILES DU COURAGE (IMAX 3D) », « DEUX FRERES », « OR NOIR ». Ils sont encadrés par un film situé pendant la première guerre mondiale, « BLACK AND WHITE IN COLOR », et « ENEMY AT THE GATES » pendant la seconde.
Je vis très agréablement dans le monde contemporain. La ville, les aéroports, les salles de cinéma sont mon univers quotidien. Quand je vais au cinéma, j’aime sortir de ce quotidien, voyager dans le temps et dans l’espace. J’aime les films qui me transportent ailleurs, dans un monde plus beau, plus fort, plus dangereux, plus émouvant et différent que celui de ma cuisine.
Comment vous était venue l’idée de tourner un film sur Stalingrad ? Comment avez-vous osé prendre le parti, à Hollywood, d’un soldat soviétique et de l’Armée rouge ?
J.-J. A. : J’avais depuis très longtemps envie de traiter de la Russie. Je suis très touché depuis toujours par cet immense pays, par l’âme douloureuse et talentueuse de son grand peuple. J’avais envie de faire partager cette pulsion aux publics qui ne vont pas spontanément voir des oeuvres issus de la cinématographie russe. Une cinématographie qui pourtant a été décisive pour moi, grâce à un de mes maîtres de l’école de cinéma, Georges Sadoul, grand communiste devant l’éternel et fabuleux connaisseur du 7e Art d’Union Soviétique.
Vu d’Hollywood, monter un film à gros budget autour d’un héros non Américain relève d’un défi assez fou. J’ai été aidé par un des « exécutifs » de la société de production avec laquelle j’étais sous contrat et qui était lui-même descendant d’émigré Russe. Je suis connu à Los-Angeles pour préférer les sujets atypiques. J’ai décidé de tourner en langue anglaise pour ne pas cantonner à travers le monde le film aux circuits d’Art et Essais. J’ai choisi de faire interpréter les Russes, les « gentils » par des Européens donc par des Anglais (Jude Law, Jo Fiennes, Rachel Weiss), et les méchants, les Allemands, par des Américains (Ed Harris). Paramount m’a suivi dans cet autre défi.
Quel était votre intérêt pour cette guerre ? Où avez-vous trouvé la documentation ?
J.-J. A. : J’ai acheté comme d’habitude une centaine de bouquins. Sur la bataille elle-même, sur le front russe en général, sur Staline et son entourage, sur Hitler, sur les armements des deux camps, sur les snipers et leur technique. Le livre qui m’a le plus impressionné est "Vie et Destin", le chef d’oeuvre de Vassili Grossman, ancien correspondant de la Pravda à Stalingrad.
J’ai par ailleurs visionné un très grand nombre de documentaires de toute nationalité. Je me suis fait projeter à Moscou tous les documents inédits détenus par les archives de la cinémathèque. Idem en Allemagne. J’ai passé une semaine à Volgograd au musée et dans les archives où j’ai retrouvé le carnet de mon héros Vassili Zaitsev avec ses notes quotidiennes. Je me suis adjoint les services d’une historienne de l’Université de Moscou, Maria Zezina (prière de vérifier orthographe et titre à l’Université.)
Avez-vous étudié les historiens russes pour préparer votre film ? Si oui, lesquels ? Sinon, pourquoi ?
J.-J. A. : Outre le texte de Grossman, j’ai été très intéressé par les livres de Simonov. Et bien entendu par le livre d’interviews d’anciens combattants de William Craig "Enemy at the Gates" dans lequel mon scénariste Alain Godard, lui aussi de descendance Russe, avait dégotté les trois pages consacrées à l’histoire édifiante du sniper Zaitsev.
A quelques mois de la sortie, un historien anglais a publié un gros bouquin intitulé "Stalingrad". Il niait la réalité historique du personnage de Zaitsev. Il s’est donné un mal considérable pour entamer la crédibilité du film. Les anciens combattants soviétiques m’ont donné du fil à retordre aussi. Ils ont regretté que je ne donne pas plus à voir le grand nombre d’Allemands qui avaient péri sous leurs balles.
Vous êtes un grand voyageur. Quelles régions de la Russie et de l’ancienne Union soviétique connaissiez-vous le mieux ?
J.-J. A. : Je suis venu de très nombreuses fois à Moscou. Saint-Pétersbourg est une de mes villes de prédilection au monde. J’y allais déjà à l’époque où elle s’appelait Leningrad. Au sud, j’ai un souvenir émerveillé de la région proche de la Lettonie, en particulier du monastère fortifié de Peskov (je crois que c’est le nom, je le cite de mémoire ; orthographe à vérifier).
En tant que cinéaste, vous êtes cinéphile et un grand amateur du cinéma soviétique : quels sont les maîtres qui vous ont le plus marqué, sinon inspiré ?
J.-J. A. : Mon travail est sans doute souvent inspiré par l’oeuvre de Poudovkine, de Dziga Vertov, de Donskoi, et évidemment d’Eisenstein. J’ai nourri une très grande passion pour ses films puissants, de Potemkine à Newski ,de Octobre à Ivan. Il va sans dire que j’adore les partitions de Prokofiev. Je suis un fan de musique russe, de littérature russe, de peinture russe.
Vous vous réclamez souvent d’un cinéma épique et d’un cinéma d’aventure : pouvez-vous expliquer ce choix ?
J.-J. A. : J’ai grandi dans la banlieue de Paris, un lieu à cette époque doux et aimable où il ne se passait rien. La rue bordée d’arbres ne donnait nulle part. J’aimais le cinéma de quartier, le moment où l’écran s’ouvrait, large, avec le souffle de l’espace, sur une vie plus grande que la vie - en tout cas plus grande que la mienne.
Quand j’ai intégré l’école de cinéma la « Nouvelle Vague » n’en finissait pas d’être nouvelle et de s’empêtrer dans la stérilité pédante de redites. J’enrageais que la France, pays de l’invention des Frères Lumière, une nation qui avait donné depuis des décennies des films étourdissants et magnifiques se spécialise dans les drames étriqués de chambres de bonnes et de salles de bain.
Quels sont les films ou les cinéastes qui vous intéressent aujourd’hui ? Vous restez cinéphile ? Que pensez-vous du tout-numérique du cinéma grand public américain ?
J.-J. A. : Je reste très attaché à un cinéma narratif porteur de sens. J’admire mes confrères qui ont su y ajouter une dimension spectaculaire, et au bon sens du terme « divertissante ». Je pense aux grandes oeuvres de Milos Foreman, Roman Polanski, Francis Ford Coppola, Ridley Scott, Zhang Yimou, Ang Lee. Un jour le premier cité m’a envoyé une lettre à la sortie de projection d’un de mes films. « Tu me rends jaloux » était-il écrit. C’est le plus grand bonheur que je puisse personnellement avoir à la sortie d’un film. Dieu merci, je l’ai souvent.
Le cinéma américain, tout le monde le sait et le dit que ce soit à New-York ou à Hollywood, perd son âme. La mondialisation et la piraterie poussent au succès instantané, aux chiffres de la première séance. Il faut donc mobiliser le seul public immédiatement disponible le jour de la sortie, celui qui est formé par Internet et les jeux vidéo, celui qui passe infiniment plus de temps à regarder l’écran numérique que la vie. Ce public va au cinéma pour voir la même chose, mais en plus grand. D’une certaine manière, je me réjouis que les goûts bougent, que le monde change.
Le numérique remplace le support traditionnel. Je n’ai pas de nostalgie pour le ruban perforé de 35 mm et sa couche argentique. J’ai été le premier en Europe à adopter la dématérialisation de l’image. La projection numérique offre une plus grande définition, un rendu des couleurs spectaculaire, et fait disparaître l’usure des copies.
La génération de l’image elle-même par l’ordinateur effraie ceux qui ont eu l’habitude de faire de la fiction en filmant du « vrai ». Mais un acteur est-il le « vrai » personnage ? Le décor construit en studio, avec des paysages en maquette ou fond photographique est-il « vrai » ? Le cinéma s’est ingénié depuis les origines à fabriquer du vraisemblable avec du faux, à recycler les tours de passe-passe des prestidigitateurs, les superpositions, les fonds bleus, les fausses perspectives, le maquillage, le vent de ventilateur et la pluie de rampes à eau. L’ordinateur est seulement outil nouveau, facile, pas cher, un outil de plus à la disposition des auteurs. Faut-il encore qu’ils le soient, qu’ils aient quelque chose à dire.
Enfin, vos projets sont en Chine. Pouvez-vous nous donner des détails à ce sujet ?
J.-J. A. : Je tourne en Mongolie, en Mandarin et Mongol, un film adapté du grand roman autobiographique chinois "Le Totem du Loup", le plus grand succès d’édition... depuis le petit livre rouge de Mao. Quel honneur !
Monsieur Annaud, nous vous remercions !
Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info