Parmi les œuvres majeures de Maurice Barrès figure La Colline inspirée : un roman historique publié en 1913, où trois religieux lorrains décident de faire revivre un lieu de pèlerinage...
Dans un premier article, nous avons vu que Maurice Barrés s'était d'abord adonné au « culte du moi », tout en notant, à la suite notamment de Maurras, qu'il fallait moins y voir un égotisme radical que le souci d'un soi non aliéné par les « barbares ». Et c'est bien pourquoi Barrès valorisait l'enracinement : celui-ci révélait les appartenances - qui sont bien autant de dépendances ! - dont un individu esseulé ne pourrait s'affranchir qu'au prix de son équilibre et de son authenticité morale (cf. le deuxième article). La quête barrésienne de l'identité ne s'arrête pourtant pas là. Le Lorrain retrouva le chemin d'une adhésion au catholicisme dont il est cependant peu probable qu'elle se conjuguât avec une foi profonde. Et il sut aussi faire droit à quelques mouvements anarchiques (?), comme à ce rêve d'Orient qui s'incarna dans Un jardin sur l'Oronte, qui fit scandale auprès des dévots : n'y voyait-on pas un jeune chevalier prêt à se renier pour l'amour d'une sultane orientale ?...
L'esprit des lieux
Mais c'est une autre œuvre dont nous voudrions recommander ici la lecture, laquelle est sans doute sa plus accomplie : La Colline inspirée (1913). Quoique se rapportant à la colline de Sion-Vaudémont, lieu de mémoire de la Lorraine mystique, elle présente une valeur universelle, s'il est vrai qu'existent de par le monde nombre de « points spirituels », « connus » ou « inconnus ». Ce sujet intéresse donc aussi bien Barres, sujet à leur influence, que l'analyse qui va accompagner le récit de la geste des trois frères et prêtres Baillard, devenus hérétiques à la suite de Vintras : « D'où vient la puissance de ces lieux ? La doivent-ils au souvenir de ce grand fait historique, à la beauté d'un site exceptionnel, à l'émotion des foules qui, du fond des âges, y vinrent s'émouvoir ? » Au vrai, l'analyse ne saurait rendre raison du fait ; elle doit se contenter de prendre la pleine mesure du phénomène : « Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l'ordinaire notre vie. Ils nous disposent à connaître un sens de l'existence plus secret que celui qui nous est familier, et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. [...] Il semble que, chargées d'une mission spéciale, ces terres doivent intervenir, d'une manière irrégulière et selon les circonstances, pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées morales. C'est là que notre nature produit avec aisance sa meilleure poésie, la poésie des grandes croyances. » Un esprit fort contestera certes que de tels phénomènes puissent exister, et il les rapportera à la fantaisie de l'imagination... Mais Barrés tient bon : « Un rationalisme indigne de son nom veut ignorer ces endroits souverains. Comme si la raison pouvait mépriser aucun fait d'expérience ! [...] Il est des lieux où souffle l'esprit. »
La prairie et la chapelle
L'essentiel du livre est constitué par le récit émouvant de l'ascension et de la chute tragique des frères Baillard, détruits par l'institution ecclésiale - laquelle était certes dans son bon droit théologique et pastoral - autant que par eux-mêmes... ou bien par l'influence trouble des lieux. Car c'est justement là que se situe le vrai problème, admirablement posé par Barrés : l'« esprit » qui souffle sur ces lieux sacrés (un mot que Barrès n'emploie guère, cependant, il est intéressant de le noter) n'est pas toujours aérien, libre et favorisant l'élévation, mais procède souvent - le plus souvent ? - des profondeurs de la terre et, pour ainsi dire, de ses miasmes. À preuve : tous les dieux du paganisme y fleurissent... Cette ambiguïté de la terre, à laquelle l'Ancien Testament est si sensible, est alors l'occasion pour Barrès d'une admirable méditation sur la nécessaire dialectique, ou influence mutuelle, de la « puissance » d'en bas et de la « discipline » d'en haut : « "Je suis, dit la prairie, l'esprit de la terre et des ancêtres les plus lointains, la liberté, l'inspiration". Et la chapelle répond : "Je suis la règle, l'autorité, le lien ; je suis un corps de pensées fixes et la cité ordonnée des âmes. " "J'agiterai ton âme, continue la prairie. [...] Je suis un lieu primitif, une source éternelle." Mais la chapelle nous dit : "Visiteurs de la prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente. C'est moi que vous cherchez, que vous voulez à votre insu. " » À l'inverse de l'esprit judaïque, ou de la forme de christianisme qui en épouserait la rigueur, Barrés favorise plutôt une synthèse : « Éternel dialogue de ces deux puissances ! À laquelle obéir ? Et faut-il donc choisir entre elles ? Ah ! plutôt qu'elles puissent, ces deux forces antagonistes, s'éprouver éternellement, ne jamais se vaincre et s'amplifier par leur lutte même ! Elles ne sauraient se passer l'une de l'autre. Qu'est-ce qu'un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle ? Qu'est-ce qu'un ordre qu'aucun enthousiasme ne vient plus animer ? L'église est née de la prairie, et s'en nourrit perpétuellement, -pour nous en sauver. » L'orthodoxie de cette thèse est peut-être discutable. L'« esprit » ne saurait-il être à lui seul « enthousiasmant » ? Le « salut » ne consiste-t-il qu'à se libérer de la « prairie » dont l'énergie est pourtant nécessaire ? On dirait que Barrès ne veut renoncer à rien... Et pourquoi pas ! Quoiqu'il en soit de l'acribie doctrinale, reconnaissons que s'il est une oeuvre littéraire où souffle l'esprit, c'est bien la sienne !
Francis Venant Action Française 2000 mars 2013