Lit-on encore Anatole France ? C'est une question à poser au moment où se célèbre le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. C'est dire que l'essentiel de son œuvre a déjà vieilli d'un siècle. Quant à l'homme... Académicien, dreyfusard, anticlérical à Légion d'honneur et grand collectionneur de dames, il fait songer à quelque momie à barbe blanche et calotte de velours, personnage de musée Grévin pour XIXe siècle agonisant.
Pourtant cet écrivain modèle qui se crut anticonformiste, avant de devenir le plus « politiquement correct » des plumitifs républicains surnage des cendres refroidies de son purgatoire grâce à une qualité, qui n'était pour lui que politesse : il écrivait le meilleur français de son temps.
Tranquillement partisan du paganisme antique, il passa à tort pour sceptique, alors qu'il fut ébloui par quelque soleil interdit.
Son amitié pour Jaurès n'altéra pas l'admiration que lui vouait Maurras. Heureuse époque où l'amour des lettres classiques pouvait réunir des adversaires acharnés.
Une courte biographie de Marie-Claire Bancquart, grande spécialiste d'Anatole France, dont elle dirige l'édition des œuvres en quatre volumes dans la Collection de la Pléiade, chez Gallimard, cherche à le remettre dans une perspective actuelle. C'est l'occasion de redécouvrir avec Les dieux ont soif un jugement pénétrant sur une révolution à laquelle le bicentenaire rend des couleurs. On découvre où conduisent intolérance et langue de bois : à la terreur.
Nul pseudonyme ne convient mieux au personnage : France. C'est déjà une sorte de programme littéraire, politique, héréditaire, ancré dans toutes les traditions antagonistes dont se nourrit une identité nationale particulière, de la monarchie à la république. Son père, Noël-François Thibault, dit Noël France, vient de Luigné, près d'Angers, et s'est établi libraire à Paris. Quant à sa mère, elle est la fille naturelle d'une meunière d'Auneau, près de Chartres.
Anatole, né le 16 avril 1844, quai Malaquais, au-dessus de la librairie paternelle, est élevé dans les bouquins, les manuscrits et les gravures de l'époque révolutionnaire, dont son père fait commerce.
De bonne heure bibliophile, érudit et bien entendu poète, il sera lecteur aux éditions Lemerre, puis commis surveillant à la bibliothèque du Sénat.
Il écrira sans nul doute la meilleure langue classique qui soit, toute nourrie d'antiquité grecque et romaine, ce qui le conduira à un paganisme un peu livresque, où la sensualité va compter bien davantage que la familiarité avec les anciens dieux disparus.
Pour lui, la clarté prime tout. Aussi fera-t-il écarter d'une anthologie poétique qu'il dirige les vers de Mallarmé et même de Verlaine. Il a composé une ode à Napoléon III en 1870 - c'était bien le moment - et a quitté Paris en 1871 pour ne pas participer à la Commune, alors qu'il était mobilisé dans la Garde nationale.
Ironique et méfiant
Journaliste, critique, amateur de beaux livres et de bonne vie, il se fait connaître du grand public à trente-cinq ans, en publiant deux nouvelles : Jocaste et Le chat maigre. Suivent dans la foulée ; Le crime de Sylvestre Bonnard, Les désirs de Jean Servian et surtout Thaïs, dont l'argument est bien le (mauvais) goût de l'époque, puisque c'est l''histoire d'une pécheresse sauvée et d'un ermite damné" !
Il restitue ensuite avec un indéniable bonheur, le XVIIIe siècle dans La rôtisserie de la Reine Pédauque, où apparaît l'abbé Jérôme Coignard, dont il va faire le porte-parole d'une philosophie fort révélatrice de la mode des soi-disant Lumières. On voit très bien comment toute une tradition libérale de l'Ancien Régime va conduire à la Révolution. Le romancier, sous prétexte de nous faire sourire avec un récit picaresque, montre bien qu'il n'y a pas rupture, mais continuité d'une vieille tentation française - on pourrait presque dire gauloise - de jouissance, d'irrespect, de légèreté.
France est le témoin, hélas souriant, des méfaits de l'intelligence dans un pays facilement oublieux de son corps tout autant que de son âme. Chez ce Parisien, dont les ancêtres furent façonnés par les paysages "modérés" de l'Anjou ou de la Beauce, le tragique est évacué au bénéfice de la raison raisonnante. D'où une sécheresse, un manque de générosité, un égoïsme transmué en vertu qui lui vaudront plus d'admiration que de sympathie.
Sa peinture, exacte et habile, d'une société sans élan ni passion a quelque chose de sec qui ne fait certes pas de cet écrivain un "prince de la jeunesse". Ainsi sera-t-il boulangiste puis dreyfusard, passant de la droite à la gauche avec une retenue qui le conduira à se dépendre assez vite de ses engagements.
L'île des pingouins, livre assez tardif qu'il écrira alors qu'il a largement dépassé la soixantaine, reflète assez bien son itinéraire tout d'ironie et de méfiance.
Elu à l'Académie française en 1896, France se révèle grand maître d'un genre littéraire lui aussi totalement démodé : les dialogues, où interviennent tour à tour des interlocuteurs bien choisis, représentatifs des "types" d'une société marquée par les soubresauts de la fin de son siècle. Ainsi M. Bergerst, maître de conférences à la faculté des Sciences, qui énonce une opinion particulièrement "francienne" : « Les hommes furent jadis ce qu'ils sont à présent, c'est-à-dire médiocrement bons et médiocrement mauvais ».
Dénoncé par l'URSS
Le juste milieu ne se distingue de la médiocrité que par l'emploi d'une langue qui va faire d'Anatole France le champion, condescendant et satisfait, de la plus grande spécificité nationale, à laquelle ne peuvent pas échapper, jusqu'à l'époque contemporaine "tag-rap", les adversaires les plus résolus de tout nationalisme, y compris les plus révolutionnaires.
À la veille d'une guerre, dont il pressent tout autant que l'horreur les funestes conséquences, le vieux maître, devenu une sorte de directeur de conscience de tout ce que le pays compte d'intellectuels et de littérateurs, va publier, en 1912, Les Dieux ont soif. Ce roman historique montre les ravages de la partisanerie dans l'esprit d'un jeune homme honnête mais sectaire ; Evariste Gamelin est de ceux dont la vertu jacobine va faire un pourvoyeur de guillotine. Jamais le mécanisme de la Terreur ne sera disséqué avec moins de passion ni plus de justesse. Rien n'est pire finalement que les doctrinaires qui veulent le bien du genre humain. L'apparente générosité de l'idéologie des Droits de l'homme devient l'insatiable pourvoyeuse de l'échafaud.
Sans s'inscrire parmi les nostalgiques de l'Ancien Régime, le républicain Anatole France dénonce la Terreur. Ceux qui le comptaient un peu rapidement au nombre des leurs ne lui pardonneront jamais.
Il meurt, le 12 octobre 1924, dans sa propriété de "La Béchellerie", à Saint-Cyr-sur-Loire, en Touraine, après avoir épousé la femme de chambre de son ancienne maîtresse, Mme de Caillavet, et reçu le prix Nobel en 1921.
André Breton écrira alors au nom des surréalistes : « Avec France, c'est un peu de servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ! »
En contrepoint, le royaliste Charles Maurras reprendra l'éloge de Maurice Barrès : « Tout ce que l'on voudra ! Mais d'abord Anatole France a maintenu la langue française », ajoutant : « Et le style. Et le goût. Et l'esprit français. Nous lui devons bien cet hommage, Et nous le lui devons deux fois, comme Français et comme attachés de tête et de cœur à la tradition de la France ».
Son œuvre sera mise à l'index par le Saint-Office, tandis qu'il sera dénoncé en URSS comme ennemi du communisme. Il lui restait le public radical-socialiste bourgeois. Cela faisait encore du monde.
✍ Jean Mabire National Hebdo du 21 au 27 avril 1994
Marie-Claire Bancquart Anatole France, 278 pages, Julliard .