Il y a trois ou quatre ans, Miriam Cendrars publiait une «bio» de son père chez Balland. Une œuvre intéressante mais qui laissa un peu sur leur faim les admirateurs d'un aventurier littéraire qui s'appliqua - toute sa vie durant - à brouiller les pistes, mêlant le vrai au faux, le vécu au fantasme, la réalité à la fiction.
Il faut avouer qu'avec sa tronche de boucanier, son bras amputé et ses appétances, Cendrars bouscule un peu la littérature - au moins la nôtre - plus accoutumée au style feutré des salons littéraires qu'aux coups de gueule des baroudeurs.
Cendrars est né à Chaux-de-Fonds (Suisse) le 1er septembre 1887. Il s'appelle alors Frédéric Sauser. Son père a des activités commerciales qui bourlinguent la famille de Naples à Alexandrie, de Salonique à Brindisi, en passant par Paris et Bâle.
En 1902, la famille Sauser se fixe plus ou moins à Neufchâtel. Le jeune Frédéric est inscrit à l'Ecole de Commerce. Mais il se fait plus remarquer par ses frasques (menées au rythme d'une moto qu'il conduit comme un fou) que par l'assiduité aux cours qu'il est supposé suivre.
Le grand amour
En 1904, il part pour la Russie. On lui a trouvé un vague emploi chez un joaillier-horloger de Saint-Petersbourg. Il y restera jusqu'en avril 1907. Participera-t-il à l'équipée sauvage du Transsibérien qui lui inspirera quelques-unes des plus belles pages de notre littérature ? « Qu'importe, dira-t-il un jour, puisque je vous l'ai fait prendre à tous ce Transsibérien. »
De retour en Suisse, il s'inscrit comme auditeur libre - à tous les sens du mot - à la faculté de philosophie de Berne. Il y remarquera surtout une superbe jeune fille polonaise : Fela Poznanka. Ce sera un amour à la Cendrars : fait de coups de cœur et de coups de tête, de passions et de dégoûts.
En 1909, Cendrars écrit son premier texte: La légende de Novgorod. Tirage: quatorze exemplaires ... Un an plus tard, à Bruxelles où il séjourne (il y fait l'acteur dans un théâtre et le jongleur dans un music-hall), il fait une lecture décisive: Le Latin mystique de Rémy de Gourmont.
À New York (où il est venu retrouver Fela), il signe pour la première fois un texte intitulé « Hic, Haec, Hoc » du nom de Blaise Cendrart. Le «Cendrart » avec un « T » ne deviendra Cendrars avec un «S» qu'un an plus tard, lors de la parution de Pâques à NewYork. Quant à l'origine de ce pseudonyme, Cendrars luimême nous la donne dans Une nuit dans la forêt : « Cendrars / Tout ce que j'aime et que j'étreins / En cendres aussitôt se transmue / ( ... ) / Et Blaise vient de braise. »
Quand la Première Guerre mondiale éclate, Cendrars n'est plus un inconnu. Il a dirigé une revue, Les Hommes nouveaux (trois numéros), fréquenté Apollinaire, T'Serstevens, Max Jacob, Soutine, Modigliani. Il a surtout publié La prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France: « En ce temps-là j'étais en mon adolescence. »
Le 3 août 1914 (la guerre a été déclarée le 2), Cendrars s'engage dans le 1er Régiment étranger de Paris. Avant de partir pour le front, il se marie avec sa compagne, Fela Poznanka. Nous sommes le 16 septembre.
Le 28, alors qu'il participe à l'attaque de la ferme Navarin en Champagne, un obus lui arrache le bras droit. Il écrit dans La main coupée:« Un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine. » Le 27 novembre, il est cité à l'Ordre de l'Armée.
Le 16 février 1916, Cendrars acquiert la nationalité française et, malgré son amputation, va mener sa vie avec autant de fougue que par devant. Il se lie avec Gustave Le Rouge et publie un recueil de poèmes : La Guerre au Luxembourg. Il se découvre une nouvelle passion : le cinématographe.
Fin 1917, il a un petit rôle dans le J'accuse d'Abel Gance. Mais surtout, cette même année, il rencontre une jeune comédienne, Raymonde Duchâteau. Et lui, le baroudeur à la trogne et au corps couturés de dix cicatrices, lui, l'ancien légionnaire qui se croit revenu de tout, il va tomber amoureux. Un amour absolu. Qui durera jusqu'à sa mort.
De son amputation, il n'en parle plus guère. Sinon pour s'en moquer. Barrès lui a offert un bras postiche et, pour faire plaisir à l'illustre écrivain, Cendrars le portera quelque temps. Il l'« oubliera » un jour dans la salle d'attente d'une gare ...
L'année 1918 est une année de consécration pour Cendrars. Il se multiplie: écrivain (Le Panama ou l'aventure de mes sept oncles), éditeur, librettiste, scénariste, éditeur; il fait feu de tout bois. En 1923, il monte un ballet, La Création du monde (chorégraphie de Jean Borlin, décors de Fernand Léger, musique de Darius Milhaud) ; en 1924, il part pour le Brésil où il est fêté comme un roi. Cette même année, il écrit et publie L'Or, le livre qui contribuera à le faire connaître mondialement.
Reportages
De 1926 à 1929, il voyage en Amérique du Sud, bourlinguant sans répit au Brésil, en Argentine, au Paraguay. Mais il n'en oublie pas pour autant l'écriture.
En 1934, avec Les gangsters de la Maffia, Cendrars entame une carrière de grand reporter. Pierre Lazareff, qui dirige alors Paris-Soir, l'engage et l'envoie sur des « coups » au Guatémala, au Mexique, au Honduras, et même en Californie, d'où il rapportera un passionnant Hollywood la Mecque du cinéma.
En 36, il est de retour à Paris. En plein Front populaire. Cendrars, qui déteste les Rouges (et les « roses » : « Léon Blum est une catastrophe »), accepte de couvrir la guerre d'Espagne pour Gringoire. Pendant un mois et demi, il séjourne en Espagne, toujours aux avant-postes. Malheureusement, son style débridé ne convient pas à Horace de Carbuccia qui lui refuse les reportages commandés.
En 1957, il est victime d'une hémorragie cérébrale qui lui ôte l'usage de son unique main. Contre toute attente - et à la stupéfaction des médecins - il lutte et gagne ce nouveau combat. La mort le trouvera, le 21 janvier 1961. Rue José-Maria de Hérédia, à Paris. Deux ans auparavant, en 1959, il avait réclamé d'être baptisé. Cette même année, il célébrait par un mariage religieux son union avec Raymonde. Pour la première fois, Cendrars cicatrisait son âme.
Alain Sanders : National Hebdo octobre 1988