IV- Le sang et le vin
Noceurs, ripailleurs, voire franchement ivrognes… nos « ancêtres » trament derrière eux une solide réputation d’intempérance, entretenu par les scènes de banquet qui concluent chaque aventure d’Astérix. Pourtant, les Gaulois n’ont pas toujours bu du vin, et on ne trouve pas de traces de sangliers sur les sites archéologiques.
Gaulois ? «Qui a une gaieté franche, rude et un peu libre, répond pudiquement le Petit Robert. Et s’il est une image qui exprime à merveille cette définition, c’est sans doute la vignette qui conclut chaque épisode des aventures d’Astérix. Tous sont là dans ce qu’on imagine être un joyeux désordre voué à se prolonger jusqu’à pas d’heure. On boit sans soif, on ripaille, on s’esclaffe : cette peinture du banquet, Goscinny et Uderzo ne la tirent pas de nulle part. Tout au long de l’antiquité, « nos ancêtres les Gaulois » ont souffert d’une solide réputation de fêtards, voire d’ivrognes. Quatre siècles après la conquête romaine, l’historien grec Ammien Marcellin (vers 330-395) écrit qu’« ils aiment le vin de passion, et fabriquent pour y suppléer diverses boissons fennentées ». « L’ivresse (…) y est l’état habituel de bon nombre d’individus de la basse classe, qui ne font qu’errer çà et là dans un abrutissement complet », ajoute-t-il. Mais qu’on ne se méprenne pas : comme les colonisateurs occidentaux du XIXe siècle glosaient sur la langueur supposée des peuples à peau plus sombre, les auteurs grecs et latins font volontiers le procès de l’ivrognerie aux « Barbares » – Germains, Perses ou Scythes ne sont pas logés à une autre enseigne que les Gaulois. Ces formidables agapes ont-elles seulement existé ? « Non seulement elles ont existé, mais à dire, comme Uderzo et Goscinny, qu’en Gaule « tout commence et tout finit par un banquet » ; on ne doit pas être très loin de la réalité, répond l’archéologue Matthieu Poux (université Lyon-II). L’activité religieuse, funéraire, les victoires militaires, mais aussi les « campagnes politiques » de certains aristocrates, sont autant d’occasions de banqueter ». L’énormité de festins se lit dans les vestiges archéologiques. « On reconnaît les enclos à banquet par la nature des ossements exhumé explique l’archéozoologue Patrice Méniel (CNRS, université de Bourgogne). Il s’agit quasi exclusivement de boeufs, de moutons et de cochons. » N’en déplaise à Obélix, nulle trace de sanglier ! Mais, en guise de consolation, des quantités qui se chiffrent en tonnes. « Sur des ‘dépôts instantanés’ où les os ont été déposés après un unique festin, nous avons des cas d’abatage d’une cinquantaine de brebis à la fois », raconte M. Méniel. Matthieu Poux ,évoque, lui, les ossements de « plusieurs centaines de moutons et de chèvres » trouvés sur un site de banquet à Corent [Puy-de-Dôme], probable chef-lieu des Arvernes, le peuple gaulois qui donnera son nom à l’Auvergne. Cette démesure est décrite par quelques auteurs antiques. Le philosophe grec Poseidonios d’Apamée (- 135/- 51), qui voyage en Gaule vers – 100, rapporte que, « pour se rendre populaire », un chef arverne du nom de Luernios « faisait aménager une enceinte carrée de douze stades (soit environ 2 km) de côté, à intérieur de laquelle il faisait remplir des cuveaux de boisson de prix et préparer une telle quantité de nourriture qu’il était possible pendant plusieurs jours à qui le voulait de profiter de tout ce qui était préparé ». Que le banquet soit politique, funéraire, commémoratif, le sacrifice qui y préside est toujours religieux. « Viande et vin : on trouve ce couple indissociable du festin dès le néolithique proche-oriental, explique M. Poux. La viande est le sacrifice animal, le vin est le sacrifice végétal, le sang symbolique de la terre. Le rituel d’un animal de bétail sacrifié et partagé entre les hommes et les dieux est présent dans toutes les cultures :ce qui est consommable va aux hommes, ce qui ne l’est pas va aux dieux » Une preuve archéologique de ce partage minutieux est l’organisation des fosses dans les-quelles les reliefs du banquet sont disposés. « Dans ces dépôts, on trie les restes, dit M Poux. Par exemple, on met les os longs d’un côté et les crânes de l’autre. Ce tri est l’expression matérielle du partage effectué… » Et le vin ? La question est plus délicate Plus intrigante. Car s’ils ont traîné, des siècles durant, cette réputation de pochards, les Gaulois n’en ont pas moins eu des relations au vin compliquées et changeantes « Dans les tombes princières des VIe et VIIe siècles avant notre ère, on trouve de la vaisselle à boire importée de Grèce et typique de la consommation de vin, explique M. Poux. Puis, tous les objets liés à cette consommation semblent disparaître de Gaule pendant près de trois siècles ! » Aucune certitude quant à cette « disparition ». Pour certains, il s’agit peut-être du résultat d’un interdit édicté par les druides. La Gaule indépendante ne produisant aucune vigne, cette « fatwa celtique » sur le vin aurait coupé court aux importations. D’autres imaginent un effondrement économique et social, suivi d’une longue période de repli sur soi du monde gaulois, moins enclin à commercer avec ses voisins. Mais vers le IIe siècle avant notre ère, le vin revient. Les sites archéologiques livrent, sur la période qui s’étend de – 150 à – 50, des quantités phénoménales d’amphores vinaires importées d’Italie. Selon les estimations d’André Tchernia (Centre Camille-Jullian), grand spécialiste du vin dans l’antiquité, environ 100 000 à 150 000 hectolitres sont débarqués chaque année en Gaule pendant environ un siècle. « A mon sens, c’est un commerce de troc qui se met en place. Les Gaulois échangent principalement des esclaves contre du vin. » Celui-ci est importé à grand prix : le chroniqueur grec Diodore de Sicile (Ie siècle avant J. C.) écrit qu’une unique amphore (soit une vingtaine de litres) peut s’échanger contre un jeune homme… Comment, dans les banquets, utilisait-on un si précieux nectar ? Certains voient dans cet amour gaulois pour le vin une manière de singer les Grecs et les Romains. Rien ne semble plus faux. D’abord, à en croire Cicéron (- 106/ – 43), les Gaulois boivent le vin pur, alors que Romains et Grecs le coupent à l’eau. « Il y a là quelque chose d’étrange, dit M. Poux. Pourquoi s’acharner à boire pur un breuvage de surcroît très coûteux, si c’est pour imiter ceux qui le boivent dilué ? » Sans doute les Gaulois ne cherchaient-ils nullement à imiter leurs voisins « civilisés ». Bien au contraire. Vin et amphores remplissaient sans doute des rôles symboliques ou religieux et particuliers à « nos ancêtres les Gaulois ». « Au milieu des années 1990, à Bâle, nous avons découvert des fosses, datées de – l00 à – 120, emplies de vestiges d’amphores, raconte M. Poux. Dans l’une d’elles figuraient plusieurs amphores disposées en cercle autour du corps sans tête d’une jeune femme. Or les jarres placées autour d’elle avaient elles-aussi, été décapitées d’un coup d’épée. Elles avaient été ‘sabrées’, dirait-on aujourd’hui« . Quelques années auparavant, à Lyon, sur la colline de Fourvière, l’exact « négatif » des trouvailles de Bâle était mis au jour : un crâne de jeune femme, à proximité de tessons de cols d’amphore sabrés… « Dans les deux cas, nous n’avons pas retrouvé la totalité des vertèbres cervicales, dit M. Poux. Nous ne pouvons pas dire si les victimes ont été décapitées ou si leurs têtes ont été détachées post mortem, dans le cadre d’un rituel funéraire lié à un banquet ». Reste le parallèle étonnant, révélé par le tri effectué dans les dépôts, entre le traitement réservé aux amphores et celui subi par des animaux- ou des humains ? – consacrés aux dieux: on leur tranche le col. Et de ces grandes jarres d’un mètre vingt, lorsqu’elles sont ainsi « sabrées », le sang-pardon : le vin ! – gicle comme de la jugulaire du boeuf ou du mouton sacrifié. L’amphore était-elle pour « nos ancêtres les Gaulois » un « substitut sacrificiel »? « Quelques textes anciens nous font comprendre qu’on apprécie alors en Italie les vins blancs et précisément, des vins blancs madérisés qui devaient ressembler à des rivesaltes ou des xérès, explique André Tchernia. Or il semble que les Gaulois aient importé préférentiellement du vin rouge. » Rouge… comme le sang, bien sûr. En témoigne, selon M. Tchernia, « le liquide pourpre » qui s’échappait de certaines des quelque 6 000 amphores transportées par un navire romain coulé aux environs de – 70 au large des côtes varoises et découvert en 1967. Il y a, aussi, cette phrase énigmatique de l’agronome romain Columelle, écrite près d’un siècle après la conquête des Gaules, après l’arrêt brutal du commerce de vin entre l’Italie et les peuples gaulois. « Columelle explique en substance que des viticulteurs italiens n’ont toujours pas réussi à se débarrasser de certains cépages de raisins noirs, dit M. Tchemia. Il y aurait eu ainsi plusieurs décennies d’efforts pour arracher ou remplacer des cépages spécifiquement plantés aux IIe et Ie siècles avant notre ère pour satisfaire la demande gauloise en vin rouge. ». Après la conquête, les banquets se raréfient et disparaissent: sans doute Rome voyait-elle d’un mauvais oeil ces rassemblements. A en croire Columelle, plus personne n’est alors preneur du contestable breuvage. Peut-être sa principale vertu, sa couleur, ne tenait-elle qu’à la rigueur des codes qui réglaient les agapes gauloises.
A lire : L’Age du vin. Rites de boisson, festins et libations en Gaule indépendante, de Matthieu Poux, éd. Monique Mergoil, 2004. Les Gaulois et les animaux : élevage, repas et sacrifices, de Patrice Méniel, éd. Errance, 2004.