Nous vous proposons de découvrir une nouvelle rubrique « Souvenez-vous de nos doctrines », à l’instar de celle publiée dans L’Action française dans la première moitié du XXe siècle. Ce seront là des textes d’auteurs choisis, intemporels, d’une justesse extrême que vous aurez le loisir de lire régulièrement « À la une ».
Aujourd’hui, c’est d’un écrit de Frédéric Le Play que nous tirons quelques lignes…
Le domestique faisait autrefois partie intégrante de la famille : il prenait part au culte intérieur ; il était en contact continuel avec les maîtres et s’asseyait à leur table ; il les secondait dans les travaux du foyer et de l’atelier. Il s’identifiait à tous les sentiments et à tous les intérêts de la communauté, au même titre que les parents célibataires. Comme ces derniers aussi, il restait, pendant toute la durée de sa vie, attaché à la maison. Sa situation n’était point changée par la mort du père : il se maintenait près de l’héritier, comme l’eût fait, en pareil cas, un véritable associé. De là naissaient naturellement, et s’ennoblissaient par une mutuelle affection, la bienveillance chez le maître et le dévouement chez le serviteur. Les fonctions de la domesticité étaient parfois remplies par des jeunes gens qui, aspirant à créer un établissement, venaient chercher, auprès du maître de leur choix, l’apprentissage d’une profession.
J’ai appris dans ma jeunesse, de plusieurs vieillards qui avaient conservé un souvenir très net de l’Ancien Régime, une multitude de traits démontrant l’intime solidarité qui unissait alors les maîtres et les serviteurs. Il n’était pas rare, par exemple, de voir un domestique léguer son épargne a l’un des jeunes maîtres dont il avait soigné l’enfance. En France, le domestique décédé était parfois admis au tombeau des maîtres. En Angleterre, les grandes familles rurales font encore annoncer dans les journaux, dans le comité de leur résidence, le décès d’un vieux serviteur qui s’est distingué par de loyaux services.
Les auteurs comiques des deux derniers siècles, qui ont pris plaisir à mettre en scène les détails scandaleux de la vie de famille, laissent cependant apercevoir chez les domestiques la familiarité affectueuse et le dévouement. Les auteurs du temps présent ne signalent plus chez eux que l’esprit de lutte et d’envie.
Ces rapports ont été brisés en France par notre nouveau régime de familles instables. Le changement est si profond que le mot « domestique » auquel s’attachait autrefois un sentiment d’estime et d’affection, ne rappelle guère aujourd’hui qu’une pensée de bassesse et d’antagonisme. Comment se croiraient-ils liés envers les gens dévoués à la famille, ces héritiers qui cèdent à des étrangers le foyer paternel, qui en dispersent le mobilier par une vente à l’encan et qui abandonnent même les cadres et les images des ancêtres ? Quant aux rares héritiers qui garderaient la console et leurs obligations, ils ne sauraient y faire honneur dans la situation gênée qui leur est faite par le partage. Les domestiques de notre temps sentent donc que le foyer du maître n’est point pour eux un asile assuré : ils n’y rattachent ni leurs affections ni leurs vues d’avenir. Et comme les rapports intimes des maîtres et des domestiques ne comportent pas d’indifférence, ceux-ci sont conduits à haïr, tout au moins à envier, ceux qu’ils ne savent plus ni respecter ni chérir…
Ce rapprochement intime et forcé de deux classes ennemies trouble profondément le bonheur individuel et l’harmonie du foyer domestique. L’incessante répétition du mal supplée ici à son intensité : elle constitue une des plus lamentables circonstances de notre régime moderne : elle donne chaque jour aux esprits prévenus et passionnés, qui nous retiennent dans la voie fausse suivie depuis 1793, une démonstration pratique du vice de nos familles instables. Il est donc permis d’espérer que cet enseignement ne restera pas toujours stérile.
https://www.actionfrancaise.net/2025/08/02/serviteurs-et-maitres-2/