Le 17 novembre 1869, le canal de Suez est inauguré en présence de l'impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III. Sont également présents l'empereur d'Autriche François-Joseph, les princes Frédéric-Guillaume de Prusse et Hendrik des Pays-Bas ainsi que l'émir Abd el-Kader. L'impératrice est la première à remonter le canal sur le yacht impérial.
Cette réalisation pharaonique manifeste avec éclat l'entrée de l'Égypte dans la modernité. Elle endette aussi le pays et va ruiner ses habitants, au point que, douze ans plus tard, le souverain devra accepter le protectorat britannique.
L'ouverture du canal intervient à un moment où l'Occident se prend de passion pour l'Égypte. Il apprécie autant la civilisation pharaonique redécouverte par Champollion que l'Égypte moderne, réformée par le vice-roi Méhémet-Ali et ses successeurs.
En prévision de l'inauguration d'un nouvel Opéra au Caire, le compositeur Giuseppe Verdi écrit Aïda sur une suggestion de l'égyptologue français Auguste Mariette. Les décors ayant été bloqués à Paris du fait de la guerre franco-prussienne de 1870, la première représentation a finalement lieu le 23 décembre 1871.
Le canal des pharaons
L'idée d'une liaison entre Méditerranée et mer Rouge remonte à la plus haute Antiquité. Un bas-relief égyptien montre Séthi 1er, pharaon de la XIXe dynastie (vers 1300 av. J.-C.), qui revient de la guerre et longe ce qui devait être un embryon de canal entre le Nil et la mer Rouge. Ce canal s'interrompait au lac Amer, au milieu de l'isthme de Suez.
Vers 600 av. J.-C., le pharaon Nechao II (XXVIe dynastie) tente de prolonger le canal jusqu'à la mer Rouge mais il doit y renoncer (le même pharaon, plein d'imagination, avait aussi financé une expédition de marins phéniciens autour de l'Afrique).
Le canal est désensablé et remis en état un siècle plus tard par le roi des Perses, Darius 1er. Son fils Xerxès ouvre un modeste chenal jusqu'à la mer Rouge. Le canal est enfin élargi et même doté d'une écluse par le roi d'Égypte Ptolémée 1er (285 à 247 av. J.-C.).
L'empereur romain Trajan, un siècle après Jésus-Christ, le remet à nouveau en état et le canal prend son nom : «fleuve de Trajan». Les conquérants arabes, à leur tour, le réhabilitent. Il est définitivement fermé en 776 par le calife al-Mansour, qui craignait peut-être qu'il ne servît à des opposants ou des infidèles. D'éminents voyageurs de l'Antiquité (Diodore, Strabon, Pline l'Ancien) ont laissé des descriptions de cette infrastructure d'avant-garde.
Une difficile gestation
En 1798, les Français débarquent en Égypte sous le commandement de Napoléon Bonaparte et reprennent l'idée d'un percement de l'isthme de Suez. Bonaparte commande un relevé à Gratien Lepère mais celui-ci conclut à l'impossibilité du projet en raison d'une trop grande différence de niveau entre la Méditerranée et la mer Rouge... Il a fait une erreur de 10 mètres !
Sous le règne du khédive (vice-roi) Méhémet Ali, au pouvoir de 1805 à 1849, l'ingénieur Linant de Bellefonds réétudie le projet sur une base plus réaliste. Il explore le cours du Nil et se voit nommer ingénieur en chef des travaux publics de Haute-Égypte en 1831 mais sans pouvoir faire aboutir son projet.
L'invention des bateaux à vapeur ravive l'intérêt pour une liaison entre l'Europe et les Indes via l'Égypte car ces navires peuvent, plus facilement que les voiliers, remonter la mer Rouge et affronter ses vents contraires. En 1830 est établie une première liaison à vapeur entre Bombay et Suez. En 1836 vient la liaison Alexandrie-Londres.
Avec une liaison terrestre entre les deux ports égyptiens, les Anglais arrivent ainsi à réduire de cinq mois à quarante jours la durée du voyage entre l'Angleterre et les Indes. Ils occupent Socotra et Aden en 1835 et 1839, car il s'agit de ports stratégiques sur la nouvelle route. Cela leur suffit. Tout au plus aspirent-ils à un chemin de fer entre Alexandrie et Suez... Ils ne veulent pas d'un canal qui profiterait principalement à des ports de la Méditerranée, comme Marseille et Gênes. Aussi le rêve du canal de Suez est-il porté essentiellement par les Français.
En 1833, voilà que débarquent en Égypte 80 saint-simoniens, bientôt rejoints par leur chef spirituel, Prosper Enfantin, surnommé le «Père Enfantin». Ces Français idéalistes sont des adeptes du comte de Saint-Simon, un penseur du début du siècle qui promet un avenir rayonnant grâce aux progrès des techniques et de l'industrie (parmi eux Thomas Urbain, qui inspirera plus tard la politique arabe de Napoléon III). Ils voient dans l'Égypte un terrain d'expérience idéal pour la mise en oeuvre de leurs théories.
Prosper Enfantin est séduit par le projet de canal. Il fonde une société en vue des travaux mais n'arrive pas à emporter l'adhésion du vice-roi.
Les réticences officielles vont finalement tomber grâce à la séduction et au don de persuasion du diplomate Ferdinand de Lesseps, né en 1805. Celui-ci représente la France en Égypte et bénéficie par ailleurs d'une bonne réputation à la cour de Napoléon III.
Vice-consul à 27 ans à Alexandrie, Ferdinand de Lesseps donne des leçons d'équitation à Muhammad Saïd, fils préféré du khédive Méhémet Ali.
À Alexandrie, il rencontre par ailleurs le saint-simonien Prosper Enfantin et adhère à son projet. En 1849, il quitte la «carrière» (la diplomatie) et s'y consacre pleinement...
Beaucoup plus tard, quand son élève devient khédive le 13 juillet 1854, il lui adresse de Paris ses félicitations.
Invité en Égypte, Ferdinand de Lesseps profite de l'occasion pour le persuader de creuser l'isthme de Suez selon le projet de Linant de Bellefonds. Reste à convaincre l'opinion européenne, à rassurer le sultan et surtout à surmonter l'opposition du gouvernement anglais au projet. Celui-ci craint pour sa domination sur le trafic Europe-Asie et pour son propre projet d'un chemin de fer entre la Méditerranée et l'Océan Indien.
Ferdinand de Lesseps renonce à solliciter les banquiers car ils réclament une part de la future société d'exploitation du canal en échange de leurs prêts. Foin de banquiers ! Lesseps préfère solliciter l'épargne publique et multiplie les conférences en Angleterre et en France en vue de séduire les futurs souscripteurs. Avec l'appui de la jeune impératrice des Français, Eugénie de Montijo, à laquelle sa famille est apparentée, il obtient enfin le 30 novembre 1854 une concession de 99 ans.
On lit dans l'acte de concession du khédive : «Notre ami, M. Ferdinand de Lesseps, ayant appelé notre attention sur les avantages qui résulteraient pour l'Égypte de la jonction de la mer Méditerranée et de la mer Rouge par une voie navigable pour les grands navires, et nous ayant fait connaître la possibilité de constituer, à cet effet, une compagnie formée de capitalistes de toutes les nations, nous avons accueilli ses propositions et nous lui avons donné, par ces présentes, pouvoir exécutif de constituer et de diriger une compagnie universelle pour le percement de l'isthme et l'exploitation d'un canal entre les deux mers...»
Ferdinand de Lesseps fonde donc le 19 mai 1855 la Compagnie universelle du canal maritime de Suez dont le nom est encore porté par un groupe industriel (Suez Lyonnaise des Eaux) en vue de creuser le canal et d'en gérer ensuite l'exploitation. Son capital est fixé à 200 millions de francs (400.000 actions de 500 francs). Ses bénéfices doivent initialement se répartir comme suit : 75% pour les actionnaires, 10% pour les fondateurs, dont Lesseps, 15% pour l'État égyptien. Mais les actionnaires se font prier et seulement la moitié du capital trouve preneur à la Bourse de Paris...
Les travaux débutent le 25 avril 1859, avec le concours de vingt mille fellahs égyptiens mis à disposition par Saïd Pacha, mais Lesseps n'est pas au bout de ses peines. Voilà que le khédive se rétracte. Craignant de s'attirer la colère du sultan de Constantinople, allié des Anglais, il interdit l'emploi de main-d'oeuvre égyptienne sur le chantier. Ferdinand de Lesseps fait appel à l'intercession de Napoléon III.
Le 18 janvier 1863, la mort de Saïd Pacha et l'avènement de son neveu Ismaïl, fervent modernisateur, lèvent définitivement tous les obstacles. Ferdinand de Lesseps convainc son nouvel ami de souscrire au capital de sa compagnie pour le montant restant dû. C'est ainsi que l'Égypte se retrouve en possession de 44% des actions avec la promesse de toucher 48% des bénéfices jusqu'en… 1968 !
Enfin, en 1866, le sultan de Constantinople reconnaît officiellement la concession du canal. Plus rien ne s'oppose à l'achèvement des travaux, d'autant que le khédive, bien imprudemment, va mettre le crédit de son État au service du canal.
Comme le capital de la Compagnie de Suez est loin de suffire aux besoins de financement, il emprunte huit millions de livres, soit l'équivalent du capital de la Compagnie, en contrepartie desquels il ne doit recevoir que 15% des bénéfices futurs !
Une voie prometteuse
Au terme des travaux, le canal, d'une longueur de 162 kilomètres, sur 54 mètres de largeur et 8 mètres de profondeur, traverse l'isthme de part en part.
Des villes nouvelles naissent dans le désert : Port-Saïd sur la Méditerranée (ainsi nommée en l'honneur de l'ancien khédive) et Suez sur la mer Rouge, ainsi qu'Ismaïla, entre les deux. La jonction des eaux a lieu le 15 août 1869. Lesseps proclame à cette occasion : « Au nom de son Altesse Mohammed Saïd, je commande que les eaux de la Méditerranée soient introduites dans le lac de Timsah, par la grâce de Dieu !»
Hélas, le héros du jour, Ferdinand de Lesseps, tentera dix ans plus tard de renouveler son exploit en ouvrant l'isthme de Panama mais il n'aboutira qu'à un désastre financier et politique.
L'Angleterre rafle la mise
Le canal de Suez permet d'abréger de 8000 kilomètres la navigation entre Londres et Bombay en évitant de contourner le continent africain. Désireuse de protéger cette nouvelle route maritime qui mène à sa principale colonie, l'Angleterre s'installe en 1878 à Chypre, avec l'accord du sultan. Dans le même temps, elle grignote l'influence française en Égypte.
L'exploitation du canal connaît des débuts laborieux. Les bénéfices escomptés ne sont pas au rendez-vous de sorte qu'en 1871, les actions ne valent plus que 208 francs au lieu de 500. C'est un coup terrible pour Ismaïl Pacha. En 1875, le souverain, en quasi-banqueroute, est obligé de vendre ses actions du canal de Suez pour combler une partie de ses dettes. Le Premier ministre Benjamin Disraeli se porte immédiatement preneur au nom de l'Angleterre pour quatre millions de livres. Sur le long terme, son investissement se révèlera extrêmement juteux avec une rentabilité de 8 à 9% par an jusqu'à la nationalisation du canal en 1956.
Quelques mois plus tard, le 8 avril 1876, l'État égyptien se déclare en faillite, ruiné par les investissements dispendieux d'Ismaïl Pacha et la voracité des créanciers occidentaux. Il doit se placer sous la tutelle d'une commission franco-anglaise en attendant que l'armée britannique occupe le pays.