Un plongeur affirme avoir retrouvé au fond de la Méditerranée l'épave de l'avion de Saint-Ex - la vraie, cette fois ! L'importance accordée à cette découverte rappelle que la mort mystérieuse de l'écrivain aviateur fait partie de sa légende. Alors, de l'écrivain ou de l'aviateur, lequel est le plus intéressant ?
On a accusé Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) d'être l'écrivain du « lieu commun prononcé à trois mille pieds d’altitude ». Ce qui est se tromper sur la nature de son œuvre, car Saint-Ex n'est pas un pilote d'avion qui raconterait ses campagnes, ni un écrivain qui se délasserait en pilotant. Chez lui, la vocation littéraire et la vocation de pilote ne sont pas vraiment séparables.
Au collège, cet élève studieux montre du goût pour la poésie et la mécanique (il est aussi très doué en mathématiques, ce qui ne gâche rien). Après avoir fait son service militaire dans l'aviation (1919), il publie un premier récit, dont le sujet s'impose de lui-même. Ce n'est que l'année suivante, en 1926, qu'il entre chez Latécoère, dans la légendaire Aéropostale. L'essentiel de son œuvre littéraire, qui commence pour de bon avec "Courrier Sud" (1929) et "Vol de nuit" (1931), sera liée à l'aviation.
Certes, celle-ci n'est pas un simple décor, un papier peint étoilé tendu pour agrémenter un propos passe-partout. Saint-Ex n'est pas non plus un auteur de récits d'aventures. Ses œuvres ne sont pas un témoignage sur l'aviation entre les deux guerres. S'il témoigne, c'est de sa manière d'être un homme.
Loin du cliché pittoresque de l'écrivain aviateur, ou même du professeur de morale, ce qui fait la valeur de son œuvre est d'abord son style, mélange profondément original de récit quasi documentaire et de lyrisme poétique.
Ce mélange n'appartient qu'à Saint-Ex, qui, selon Jules Roy, « était un de ces hommes qui ne croient à la vertu des mots que 'lorsqu'ils y engagent leur vie en otage ». Le contraire de "l'engagement" tel que le conçoivent les habitants du quartier latin.
Ennemi du communisme comme du nazisme, Saint-Exupéry hait le premier pour « le totalitarisme où il conduit » et le second pour « le totalitarisme où il prétend par son essence même ». Il n' apprécie guère pour autant le régime parlementaire, tombé dans un grand discrédit à son époque.
II ne s'engage pourtant pas en politique, au contraire de son ami Mermoz. Pendant la guerre, c'est au combat qu'il veut s'engager. En 1940, il est mobilisé, expérience qui lui inspirera son livre "Pilote de guerre". Après la défaite, il rechigne pourtant à se ranger sous la bannière du général de Gaulle, et dès 1940, à Alger, il prévoit de funestes conséquences à la querelle des pétainistes et des gaullistes.
« Le gaullisme en très résumé ? écrit-il. Un groupe de particuliers qui se bat pour la France vaincue qui a à sauver sa substance ... Mais ce groupe de particuliers se prend pour la France. » Et il ajoute : « De ce qu'il constitue une bien normale légion étrangère, il prétend tirer comme bénéfice de gérer la France de demain. »
En 1942, au lendemain du débarquement allié du 29 novembre en Afrique du Nord, Saint-Ex publie une lettre ouverte dans laquelle il prêche la réconciliation : « Les seules places à prendre sont celles des soldats », écrit-il. Non sans mal à cause de son âge, il parviendra à tenir la sienne, à bord d'un Lightning.
Cette guerre, Saint-Ex l'a faite « par amour et par religion intérieure ». « Je serais moralement bien malade de ne pas prendre ma part de risques », dit-il. Pour lui, hors de toute idéologie et de tout calcul, le devoir revêt ce caractère immédiat. Ce n'est pas aux autres qu'il s'impose, mais à soi-même.
Saint-Ex n'était-il pas cependant semblable à l'albatros de Baudelaire, que « ses ailes de géant empêchent de marcher » ? Car lui, chantre de l'enracinement et de l'action, celui qui sait aussi bien tenir le palonnier que la plume, n'a-t-il pas été toujours en fuite, n'a-t-il pas toujours choisi la solitude, et son engagement, à force d'être individuel, n'est-il pas égoïste ?
Égoïste, certainement pas, mais Saint-Ex est, d'une certaine façon, resté un enfant, comme le prouvent ses relations avec sa mère et même avec sa femme Consuela. Et c'est souvent à la part d'enfance, ou tout au moins d'adolescence que chacun garde en soi qu'il s'adresse. D'ailleurs, ne reste-t-il pas avant tout l'auteur du "Petit Prince" (1943) ?
Comme La Fontaine, Jules Verne, Marcel Aymé, c'est par un livre destiné aux enfants que sa place dans la culture française - littéraire et populaire - est le mieux assurée. Et ce petit livre illustré par l'auteur, désarmant de naïveté, mais qui ne ressemble à aucun autre, a fait le tour du monde.
Naïveté ? Ce n'est pas tant dans le "Petit Prince" qu'il faut la chercher, mais dans "Citadelle", ce gros livre posthume qu'il croyait, bien à tort, devoir être son chef d'œuvre. Saint-Ex n'est pas un philosophe. Il demeure, et c'est ce qui compte, non pas un littérateur mais un grand écrivain, au style profondément original, et riche d'une humanité qui donne à son œuvre son authenticité.
Individualiste, Saint-Ex l'a été parce qu'il était écrivain. Mais son œuvre suffit à donner un sens à cette existence. Si les écrivains ont une mission à remplir, Saint-Exupéry peut dire : "Mission accomplie."
Pierre de Laubier. Français d'abord! - juin 2000