« Maintenant tout l’univers est contre nous, tous
les peuples demandent notre extermination...
ils ne veulent plus de notre gloire ! »
On a beaucoup parlé de la retraite de Russie et de la Berezina, mais c’est la bataille de Leipzig et l’année 1813 qui sont importantes pour bien comprendre la chute du napoléonisme. Je n’ai aucune envie de faire une leçon d’histoire, mais en feuilletant sur <ebookgratuits.com> les petits classiques d’Erckmann-Chatrian que je n’avais faits qu’en dictée à l’école, je suis tombé sur le très bon roman "Histoire d’un conscrit de 1813", un de ces pauvres Français qui servirent de chair à canon pendant vingt ans à la Révolution et à l’Empire.
En une phrase, nos pacifistes et républicains alsaciens, qui écrivent pourtant sous le second empire, justifient l’impossible résistance à l’ogre napoléonien et à son culte :
« Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812 ne sauront jamais à quel degré de puissance peut monter un homme. »
L’empereur est ce pourquoi il faut mourir, un nouveau pharaon en quelque sorte.
La peur est sur toutes les lèvres : finir conscrit et en chair à canon, d’autant que l’on se rend compte que, comme pour l’Allemagne plus tard, il y aura des comptes à rendre après la défaite finale de l’empire branlant :
« Oui, je savais cela, dit-il tristement, mais ce n’est que le commencement de plus grands malheurs : ces Prussiens, ces Autrichiens, ces Russes, ces Espagnols, et tous ces peuples que nous avons pillés depuis 1804, vont profiter de notre misère pour tomber sur nous. »
Certains tentent de résister à la conscription par la mutilation ; voilà qui tranche avec le culte impérial et la Grandeur de la France :
« En cette année beaucoup de jeunes gens refusèrent de partir : les uns se cassaient les dents, pour s’empêcher de pouvoir déchirer la cartouche, les autres se faisaient sauter le pouce avec des pistolets, pour s’empêcher de pouvoir tenir le fusil ; d’autres se sauvaient dans les bois, on les appelait les réfractaires, et l’on ne trouvait plus assez de gendarmes pour courir après eux. »
Un personnage plus lucide explique que maintenant ce sont les Allemands et les peuples d’Europe qui ont le Droit pour eux (même s’ils ne savent pas encore qu’ils ne font que servir un Ancien Régime qui mettra encore cent-cinquante ans - selon l’historien contemporain Arno Mayer - à disparaître complètement - c’est du reste aussi ce que pense Kojève) :
« Aujourd’hui, c’est bien différent ; toute l’Allemagne va marcher, toute la jeunesse va se lever, et c’est nous qui parlerons de Liberté, de Vertu, de Justice à la France. Celui qui parle de ces choses est toujours le plus fort, parce qu’il n’a contre lui que les gueux de tous les pays, et parce qu’il a pour lui la jeunesse, le courage, les grandes idées, tout ce qui vous élève l’âme au-dessus de l’égoïsme, et qui vous fait sacrifier la vie sans regret. »
Un vieux soldat, Zimmer, est lui partisan de la manière forte pour soumettre ce qui reste de l’Europe occupée :
« Au lieu de nous ordonner de respecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirs sur le monde ; alors tous ces bandits changeraient de figure et nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout..., et alors les gens vous donnent tout par force : ils vous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros, parce qu’ils ont peur. Voilà ! »
Le napoléonisme aura abouti comme on le sait à la naissance du sentiment national en Allemagne. On en est parfaitement conscient en Alsace :
« Vous croyez avoir pour vous les Saxons, les Bavarois, les Badois et les Hessois ; détrompez-vous : les enfants de la vieille Allemagne savent bien que le plus grand crime et la plus grande honte, c’est de se battre contre ses frères. »
Pourtant, même sans trop de convictions idéologiques, il faut se battre. Le conscrit explique très bien pourquoi avec ses mots à lui :
« Moi, je ne pensais plus à rien qu’à me venger. J’étais devenu pour ainsi dire fou de colère et d’indignation contre ceux qui voulaient m’ôter la vie, le bien de tous les hommes, que chacun doit conserver comme il peut. J’éprouvais une sorte de haine contre ces Prussiens, dont les cris et l’air d’insolence me révoltaient le coeur. »
C’est l’hormone de la rage et de la mort. Le livre est écrit dans les années 1860, mais la haine du Prussien et du Boche est déjà bien là :
« Les Prussiens étaient déjà sur nous, que nous les voyions à peine avec leurs yeux furieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. On aurait dit qu’ils voulaient nous manger... C’est une vilaine race... »
Mais certains soldats Français ne valent guère mieux, ceux surtout qui furent employés lors de la déshonorante guerre d’Espagne :
« L’arrivée des vétérans d’Espagne, des hommes terribles, habitués au pillage et qui montraient aux jeunes à vivre sur le paysan. »
On dénote un certain ras-le-bol dans ce bouquin, qui n’est pas sans annoncer Céline et les passages belliqueux-pacifistes du "Voyage". Voyez ces descriptions écoeurées d’une campagne vouées aux destructions de la Guerre :
« Nous revoyions au bout du village, la grande route s’étendre à perte de vue, les nuages gris se traîner sur les champs dépouillés, et quelques maigres corbeaux s’éloigner à tire d’aile en jetant leur cri mélancolique. »
Ici je cite Céline, le début du "Voyage" :
« Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. »
La dimension surnaturelle et eschatologique de la guerre n’échappe pas non plus à notre valeureux (et chanceux) soldat :
« Cela me paraissait quelque chose d’épouvantable et pour ainsi dire de surnaturel ; l’air était plein de fumée de poudre, la terre tremblait sous nos pieds ; les vieux soldats comme Pinto disaient qu’ils n’avaient jamais rien entendu de pareil. »
C’est que la bataille de Leipzig valait le déplacement. Tout l’héroïsme français contre l’Europe toute entière liguée :
« Ainsi notre armée, après avoir livré trois batailles en un seul jour, et réduite à cent trente mille combattants, allait être prise dans un cercle de trois cent mille baïonnettes, sans compter cinquante mille chevaux et douze cents canons ! »
L’excitation guerrière, la légendaire Furia Francese, guettent alors nos preux soldats, surtout après la trahison fameuse des Saxons :
« Cette trahison, au lieu de nous abattre, augmenta tellement notre fureur que, si l’on nous avait écoutés, nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer. »
A l’heure du bilan, notre narrateur, qui attend impatiemment lui aussi la Fin de l’Histoire (pour se marier et ouvrir son commerce) se montre très lucide :
« Ainsi, tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d’hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n’avait abouti qu’à faire envahir notre patrie !... »
A comparer avec le bilan de la dernière guerre pour l’Allemagne, censée récupérer des champs de blé en Ukraine ! Napoléon, nous apprend cet ouvrage de qualité, aurait pu discuter et s’en tirer à bonne enseigne :
« Mais ne parlons pas de ces choses, l’avenir les jugera : il dira qu’après Lützen et Bautzen, les ennemis offraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande, toute la rive gauche du Rhin jusqu’à Bâle, avec la Savoie et le royaume d’Italie, et que l’Empereur a refusé d’accepter ces conditions - qui étaient pourtant très belles -, parce qu’il mettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de la France ! »
Mais, finalement, qu’est-ce que cela aurait changé ?
On frémit en pensant à tout ce sang versé en vain pendant des siècles, alors que de nos jours nous n’avons plus les nerfs ou cette inspiration pour nous défendre d’un envahisseur autrement plus dangereux que le Russe d’alors.
On aura compris que je parle bien sûr du racisme.