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La bibliothèque de Michel Marmin

Journaliste, historien du cinéma, scénariste. Critique de cinéma à « Valeurs actuelles » puis au « Figaro . Animateur de la revue « Eléments ». Actuellement rédacteur en chef des encyclopédies Atlas.
Auteur de « Destin du français » (éditions Alfra Eibel) et, en collaboration avec Philippe d'Hugues, d'une histoire du cinéma français en trois volumes, « Le Cinéma français » (éditions Atlas).
Co-scénariste de « Pierre et Djemila » de Gérard Blain, film ayant créé des polémiques aussi bien au sein de la gauche que de la droite. Violemment attaqué par « Globe » et « Libération » pour cause de « racisme », défendu avec enthousiasme par Louis Pauwels, Jean Cau... et « L'Humanité ». Prépare actuellement un dictionnaire critique des cinéastes.
Ma bibliothèque avait besoin d'un énergique nettoyage, et je remercie Jean-Claude Lauret de m’avoir donné l'occasion, mille fois repoussée, de le faire ici. La quarantaine passée, il est quelques livres qui comptent, c'est-à-dire qui sont comme une part de soi lorsqu'on s'est enfin dépouillé de tant de passions inutiles, de tant de plaisirs futiles et de tant de curiosités vaines. Alors, un grand coup de balai pour des centaines et des centaines de petits bouquins dont la légèreté me pèse, dont la facilité me dégoûte ! Seuls m'importent désormais les grands livres, qui posent les grandes questions, la grande question. Car, au fond, une seule se pose réellement, à laquelle un écrivain français a obsessionnellement chevillé tous ses travaux de poète et de penseur, Charles Péguy.
Que nous dit Péguy, dans Notre jeunesse, dans L'Argent, dans Victor-Marie Comte Hugo ? Qu'il y eut naguère un peuple, une race, une France où le sacré illuminait tous les actes d'une vie humaine, où Dieu ne trouvait pas son logis seulement dans les édifices qui lui étaient consacrés, mais dans les foyers les plus humbles, dans les ateliers les plus modestes et les plus laborieux, et qu'alors ce peuple chantait. Et, nous dit encore Péguy, il cessa un jour de chanter. L'argent avait triomphé, avilissant, dégradant, détruisant tout ce qui faisait la substance de ce peuple, de cette race, de cette France, et Dieu, chassé des foyers, des ateliers (et, bien sûr, des églises), était peut-être mort en exil. Cette dépossession spirituelle, Péguy en découvrait les origines dans le renversement idéologique opéré par Philippe Le Bel, renversement visant à substituer la politique à la mystique, et il en situait moins l'accomplissement en 1789 qu'aux alentours des années 1880.
Barrés, Péguy et... Pasolini
En cela, Péguy rejoignait assurément Maurice Barrès qui, dans Les Déracinés, complète heureusement les prodigieuses intuitions du créateur des Cahiers de la Quinzaine par une explication historique et philosophique dont une récente relecture m'a permis de vérifier l'extraordinaire acuité et même, si j'ose dire, l'actualité. Le monde traditionnel, le monde de la tradition, l'argent n'aurait peut-être réussi à l'infecter s'il n'avait été porté, justifié par une pensée universaliste et rationaliste dont Barrés montre de façon saisissante comment elle fut employée dans les lycées de la IIIe République.
Qui, aujourd'hui, pourrait mieux dire que Barrès et Péguy ? Le mal n'a fait que se répandre, et il ne nous reste guère que la nostalgie de cet ancien monde dont les deux grands écrivains français nous ont dépeint la disparition. Cette nostalgie est d'ailleurs le ferment de quelques-unes des œuvres les plus fortes de notre temps. Parmi celles-ci, je voudrais tout particulièrement distinguer les admirables Ecrits corsaires de Pier Paolo Pasolini, qui sont la chronique déchirante d'un peuple, le peuple italien, dont l'âme gothique s'est abîmée dans ce que le poète et cinéaste appelait si justement l'hédonisme de masse, dont les traditions locales et sociales, si riches, si profondes, si vivantes, si merveilleusement diversifiées, ont été anéanties par l'automobile et la télévision. Pauvre et émouvant Pasolini, qui était retourné au dialecte frioulan de ses pères et mères pour exprimer sa douleur et qui, dans un dernier poème, s'adressait en ces termes à un « jeune fasciste » :
Dans notre monde, affirme que tu n'es pas un bourgeois, mais un saint ou un soldat (...)
Porte de tes mains de saint ou de soldat l'intimité du roi, Droite divine qui est en nous, dans notre sommeil (...)
Hic desinit cantus. Charge-toi de ce fardeau.
Moi, je ne le peux pas, personne n’en comprendrait le scandale. (...)
Quand l'argent et la raison sont à l'œuvre, meurent les peuples et les dieux. La mort affreuse, la mort dans l'indignité et l'oubli, nous a été contée dans deux sublimes romans ethnographiques que devrait méditer tout homme capable d'entendre l'appel de Pasolini à la « Droite divine », afin de se représenter ce que pourrait être son propre destin . Les Immémoriaux de Victor Ségalen et La Nuit commence au Cap Horn de Saint-Loup. À un demi-siècle l'un de l'autre, ces romans ont témoigné pour deux peuples - les Polynésiens chez Ségalen, les Indiens de Patagonie chez Saint-Loup - assassinés mentalement, puis physiquement, par un certain « occident », cet « occident » ramboïde dont nous devons absolument préserver ce qui demeure de notre âme française et européenne si nous ne voulons pas nous éteindre tout doucement dans les réserves de Disneyland ou dans les cages de fer du Barnum Circus.
Un insuccès réconfortant
Je suis de ceux qui croient qu'il y aura de nouvelles épiphanies. Et c'est la raison pour laquelle je finirai ce bien trop abrupt itinéraire par un roman paru ces derniers mois et dont on est presque soulagé qu'il n'ait recueilli aucun « succès ». Dans Un mirador aragonais de David Mata, la guerre civile espagnole est comme un orage qui lave le paysage de ses impuretés, qui dégage l'horizon et qui, dans une lumière toute neuve, fait apparaître les grandes vérités du monde. Issu d'une lignée immémoriale de paysans aragonais, Manuel, le héros, ne nourrit aucune sympathie particulière à l'endroit des insurgés franquistes. Mais il se défie tout autant des illusions idéologiques de ceux qui, à l'instar de son frère, croient avec une passion naïve que la République établira le bonheur et la concorde parmi les hommes. En fait, Manuel est obsédé par le désenchantement de l'Espagne, que semble avoir abandonnée Dieu et où s'est tue la voix des ancêtres. Et c'est la quête d'une unité rompue, c'est la recherche éperdue d'une réconciliation que raconte David Mata dans ce roman ébloui de bout en bout par la nostalgie des origines et le désir du sacré. Roman religieux par excellence où, dans un style incandescent, l'auteur convoque les vivants et les morts, la terre et le ciel, les hommes et Dieu en une fresque dont la simplicité médiévale ne pouvait que dérouter à une époque où la littérature française a désappris toute espèce de grandeur.
Et je dirai encore que, très singulièrement péguyste et barrésien, Un mirador aragonais aurait su inspirer à notre cher Pier Paolo Pasolini le grand film « de droite », le grand film de recouvrement dont il eût peut-être fini par nous gratifier si la mort, la mort vorace, ne l'avait arraché à sa tragique destinée.
National Hebdo du 28 janvier au 3 février 1988

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