À Pierre-Marie Sigaud
L'œuvre d’Hölderlin est davantage qu'une référence ou qu'une influence dans l'œuvre de Jünger ; elle est un orient qui révèle la vérité d'un cheminement. L'œuvre d’Hölderlin est, dans notre passé, celle qui offre au questionnement ayant trait au nihilisme l'espace le plus vaste et le plus profond. Les grands poèmes hölderliniens sont noyés d'une lumière d'or, d'un esprit de lumière et d'or, qui en font l'émanation la plus pure, la moins récusable, du sens de la hauteur apollinienne. L'œuvre d’ Hölderlin corrige la vision universitaire que nous pouvons avoir d'Apollon.
Apollon n'est pas seulement le dieu de la mesure et de l'harmonie, le dieu des proportions rassurantes et de l'ordre classique, le dieu de Versailles et du Roi-Soleil, c'est aussi le dieu dont l'éclair rend fou. La sculpturale exactitude apollinienne naît d'une intensité lumineuse qui n'est pas moins dangereuse que l'ivresse dionysiaque. Apollon et Dionysos ont des fidèles de rangs divers. Certains rendent à ces dieux des hommages qui ne sont pas dépourvus de banalité, d'autres haussent leur révérence au rang le plus haut. L'Apollon qui se réverbère dans les poèmes d’Hölderlin témoigne d'un ordre de grandeur inconnu jusqu'alors et depuis.
Jünger revient à Hölderlin non comme à un écrivain parmi d'autres mais comme à un texte sacré. Telle est sans doute la seule façon d'aborder sans outrecuidance Hypérion et les Grands Hymnes. Qu'est-ce qu'une écriture poétique lorsqu'elle n'est point sacrée ? Un bavardage de la subjectivité, soit le bruit le plus répugnant qui soit. L'œuvre de Hölderlin ne nous parle de façon si bouleversante de la vie oblative de son auteur que parce qu'elle s'est, à un moment décisif de son parcours, détourné de l'humain pour prendre le risque majeur d'une confrontation avec la foudre d'Apollon. L'humanisme moderne veut méconnaître ce risque inhérent à l'humanitas et à l'areté tels que les concevaient les Anciens. L'œuvre d’ Hölderlin est doublement tombée dans l'oubli car elle témoigne d'un oubli qui a été lui-même oublié. Isolée dans la nuit redoublée de l'oubli de l'oubli, l'œuvre n'aura désormais d’autre destin que d'être la mise-en-demeure fondamentale adressée par l'être oublié au devenir sans cesse mémorisé de la culture dans sa course de plus en plus vaine vers le néant.
Une erreur assez répandue consiste à séparer, voire à opposer, l'œuvre de Jünger qui précède la seconde guerre mondiale de celle qui lui succède. Or, si certaines interprétations se nuancent, si le point de vue gagne de la hauteur, la situation décrite par Le Travailleur, Orages d'Acier ou Le Cœur aventureux, première version, n'en demeure pas moins riche d'enseignements. L'œuvre de Jünger n'est point de celles où chaque nouveau livre frappe d'inconsistance le précédent. Certes, à la tonalité expressionniste des premiers écrits succèderont d'autres tonalités,- mais ce serait faire preuve d'un indubitable manque d'oreille que d'entendre la voix de l'auteur des Ciseaux comme moins assurée, plus vague, moins rigoureuse, que celle de l'auteur du Travailleur ou de La Mobilisation Totale. L'accroissement de l'intensité fait passer la pensée dans l'ordre du subtil, selon un engagement plus radical que tout engagement politique ou guerrier. Des considérations de cette sorte ne peuvent être comprises intimement que par ceux qui reconnaissent, par exemple, que l'œuvre d’Hölderlin ne cède en rien en radicalité et en intensité à celle d'Artaud ou d'Ezra Pound.
Loin de se départir du goût de l'engagement décisif, Ernst Jünger, lorsqu'il entre dans la perspective hölderlinienne, relève un défi qui, pour ouvrir à d'infinies possibilités de dégagements et de liberté, n'en témoigne pas moins de la confrontation fondamentale qui restitue nos trépidations historiques à une certaine forme de dérision. Prendre le Large de cette façon a vertu d'exemple,- et l'exemplarité demeure au plus fort du combat contre le nihilisme l'arme impalpable et souveraine que nous recevons de ceux qui nous ont précédés. « Prenons garde à ne point nous tromper de guerre civile »,- cette interpellation de Henry Montaigu demeure d'une actualité brûlante lorsque nous sommes, comme en cette fin-de-siècle, emprisonnés dans des conflits insignifiants, voire mensongers, et de fausses alternatives. Lorsque l'on nous donne à choisir entre le Même et sa formule un peu plus grimaçante, le désengagement est non seulement une nécessité mais encore l'expression d'une fidélité ou d'une déférence à l'endroit d'engagements qui furent jadis ou naguère chargés de sens, que celui-ci eût trait au souci de la justice ou de la grandeur. Lorsque le règne de la Quantité se subdivise en idéologies prétendument adverses, c'est à la seule Qualité qu'il convient de rendre hommage, dussions-nous, par cette décision, dérouter nos amis, donner provende de griefs à nos ennemis.
La gnose poétique d'Ernst Jünger est approche de la Qualité. La Qualité est la facette de la gemme qui nous divulgue le secret du Sens. L'herméneutique lorsqu'elle ne se fourvoie point, comme cela se voit, en parodies ou en « déconstructions » qui, paradoxalement, se veulent édifiantes (et le sont en effet dans l'ordre d'une logique utilitaire) est une initiation. S'il était possible de défaire le mot initiation du pathos et des banalités ou des pénibles fantasmagories qui l'entourent, il serait alors possible d'en user à bon escient pour décrire l'approche jüngérienne de l'être, du silence à travers la contemplation du monde et la méditation des « figures ».
Toute grande œuvre de poésie doit être lue et interprétée comme un texte sacré afin que la flamme qui l'anime soit transmise de vivant à vivant, selon la logique traditionnelle propre à l'initiation et au rapport entre maître et disciple. La flamme la plus secrète est la flamme transmise dans le jour. Invisible dans l'éclat du Grand Midi, la flamme investie de la plus intense vérité initiatique passe de mains en mains dans la perspective hölderlinienne qui nous enseigne que le monde n'est point clos sur sa propre immanence. « Oublions que le temps existe et ne comptons pas les jours. Que sont les siècles au regard de l'instant où deux êtres se devinent et s'approchent » écrit Hypérion à Bellarmin. L'herméneutique jüngérienne aura pour vertu première d'ouvrir le temps en corolle. De même que le texte sacré est magnifié par l'interprète qui lui ôte sa linéarité pour le rendre à sa nature véritable qui défie toute chronologie, le monde lui-même trouvera, dans son élévation initiatique, une autre ordonnance.
L'espace et le temps, dont la logique profane fait d'absurdes évidences alors qu'ils sont de limpides mystères, on ne dira jamais assez à quel point ils changent de nature lorsqu'ils s'ordonnent, par l'audacieuse fidélité de la pensée, à la perspective hölderlinienne. Il convient d'insister sur la notion de perspective, dont les historiens de l'Art reconnaissent la signification philosophique, mais que les historiens de la littérature méconnaissent lorsqu'ils traitent tous les textes selon les mêmes critères sociologiques, psychologiques ou linguistiques.
Certaines œuvres changent les lois de la perspective. De même que la perspective chez Vermeer indique une interprétation de l'espace différente de celle de Fra Angelico, et surtout une orientation différente de l'attention, l'œuvre d'Hölderlin situe le Dire et le Sens dans un ordre de grandeur, où les exégèses, qui peuvent avoir leur intérêt pour des œuvres issues du classicisme ou du naturalisme, n'ont plus aucune raison d'être. Lorsque le critique est à tel point imbu de lui-même qu'il passe outre aux exigences de l'analogie, il est légitime de passer outre à ses propres ratiocinations. La pertinence du sermon est moins sujette à caution que celle du critique qui s'obstine à traiter d'une œuvre selon les schémas qui lui sont essentiellement étrangers. La temporalité hölderlinienne, radicalement étrangère au naturalisme,- c'est à dire à toute forme de déterminisme ou d'évolutionnisme,- donne à la présence des choses cette amplitude à la fois sereine et terrible qui fait de la poésie d’Hölderlin cette bouleversante fête du Retour. « L'être passe à travers l'anéantissement, l'une de ses vêtures. Mais il ne peut en détacher que les franges. Le premier rayon de soleil fait fondre le givre, et le soir n'est pas encore venu que tombe l'arbre que ce givre avait magiquement exalté. Alors la lueur du feu qui se consume se joue sur le visage des invités et les dore. Fête éternelle » (Ernst Jünger, Graffiti). Tout Retour est une fête et toute fête porte en elle le secret du Retour. Ce qui revient porte la marque du moment auguste du temps où, soudain, la perspective du moment présent s'ouvre sur la luminosité et le lointain, ces figures métaphysiques qu'emprunte l'intemporel pour se manifester à notre entendement.
« Anges de maison, venez ! Dans toutes les veines de la vie
Les réjouissant toutes, que ce qui est du ciel se partage !
Ennoblisse ! Rajeunisse ! Qu'aucun bien humain, que pas
Une heure du jour ne soit sans les Heureux... »
Retour et retrouvailles sont les données fondamentales; elles ne renvoient pas seulement à la biographie de l'auteur ni même à quelque drame existentiel dont l'exil serait la métaphore universelle. Retour et retrouvailles sont des notions qui instaurent l'œuvre dans la perspective métaphysique. Ce n'est pas seulement la condition humaine en tant que telle qui est envisagée en terme d'exil, c'est le monde lui-même qui est saisi, soudain, dans son infini et sa totalité, à l'intérieur d'un poème plus grand que lui. Qu'est-ce qu'un poème prophétique ? A cette question l'œuvre d'Hölderlin apporte la réponse décisive: c'est un poème plus grand que le monde qu'il nomme, plus vaste infiniment que la voix dont il naît:
« Nommerai-je le Haut ? Un Dieu n'aime pas l'inconvenant
Pour le saisir notre joie presque est trop petite
Souvent il nous faut taire. Ils manquent, les noms sacrés.
Les cœurs battent, et les discours feraient défaut ?
Mais une lyre accorde à chaque heure le ton
Et peut-être réjouit les célestes, qui s'approchent... »
La grande lumière du Haut, l'approche des célestes n'ôtent rien à la lancinance du Souci, au poids d'existence que doit porter le chantre de la clarté légère de l'être. Comprendre le monde, c'est excéder toutes les logiques immanentes et faire l'expérience de l'en-dehors. Le héros est celui qui va à la rencontre de l'en-dehors en conquérant le sens intime de ses propres actes. La mesure de l'acte héroïque excède l'acte de mesurer. Telle est la juste mesure dont Hölderlin, en bon disciple des Grecs, en « bon européen », pour reprendre le mot de Nietzsche, témoigne dans sa recherche du Haut et du Clair. La juste mesure n'est pas la commune mesure, ni certes la demi-mesure car son juste point est le point méridien, qui déploie la réalité dans son entièreté. Le point juste est le point central, l'intime de l'être qui est aussi le prodigieux En-dehors, l'Ether où viennent les Célestes pour nous donner courage.
Hölderlin, Nietzsche, Jünger sont fils d'Empédocle et continuateurs, à titres divers, de la tradition présocratique. Jünger, pas davantage que Hölderlin, n'accepte de choisir entre Héraclite et Parménide, entre le devenir et l'être. Le regard stéréoscopique fulgure dans la perspective hölderlinienne d'un au-delà de l'alternative. La poésie commence là où les philosophies de l'être cessent de s'opposer aux philosophies du devenir. Dans cette perspective Parménide approfondit Héraclite. L'advenue de l'être dans la clarté de sa souveraineté reconquise aiguise la conscience que nous avons de ne jamais nous baigner deux fois dans le même fleuve.
« Le vent du Nord-Est souffle
Je l'aime entre tous
Car il annonce l'esprit de feu
Et promet bon voyage aux navigateurs
Mais va maintenant, va et salue
La belle Garonne
Et les jardins de Bordeaux
Là-bas, où le sentier longe la rive exacte
Où le ruisseau plonge dans le fleuve.
Mais plus haut
Un couple noble regarde au loin
Le chêne marié au peuplier d'argent. »
Le vent apporte l'esprit de feu et le sentier longe la rive exacte. On ne saurait mieux dire la circonstance idéale de l'advenue de la connaissance des choses profondes, de l'intime beauté des éléments et de leur confrontation avec l'Ether, avec le possible retour des dieux. Les dieux reviendront car, plus en haut, un couple noble regarde au loin. Figure du rebis philosophal, ce couple noble manifeste une forme de liberté inconnue jusqu'alors et qui ne pourra, selon la loi du déclin enseignée par Hésiode, qu'aller en déclinant, sauf pour les élus qui reconnaîtront comme une langue natale, métaphysique, la toute-puissance de l'enthousiasme serein d'Hypérion. Le mariage du chêne et du peuplier d'argent est le hiéroglyphe de la victoire arrachée, in extremis, à la terrible défaite qui menace ceux-là qui apportent au monde, sans contrepartie ni marchandage, le secret du grand bonheur dont la vastitude marine est à la fois couleur et invisibilité.
« Or la mer
Qui prend la mémoire la donne
Et l'amour aussi rive des yeux attentifs
mais les poètes fondent ce qui demeure. »
La vastitude qui prend la mémoire la donne. Dans ce double mouvement quelque chose s'est accomplis, en ces temps-là, dont notre mémoire est l'offrande. Le couple noble qu'évoque le poème de Hölderlin est le récipiendaire de cet Ordre du Don qui est implicite à tous les gestes aristocratiques, à toutes les aventures humaines, qui se délivrent du destin en tant que tel et envisagent l'advenue du plus Haut dans la plus profonde limpidité. L'être humain dans le chant de Hölderlin n'est plus l'animal amélioré de l'humanisme moderne. Le chant hölderlinien nomme l'être humain comme une possibilité du Dire en non comme une catégorie zoologique. L'être humain se dit, non comme une réalité biologique mais comme une parole mise-en-demeure de répondre d'elle-même et à autrui, dans la perspective ouverte par la présence et par l'absence des dieux et des titans.
La question de savoir si les dieux existent ou n'existent pas est une question faussement naïve qui interdit le questionnement. La question essentielle est celle de la présence et de l'absence des dieux. Or telle est précisément la nature du dieu d'être à la fois ou alternativement présent et absent. Le dieu est présence à laquelle notre propre absence nous destine. La présence du dieu révèle notre absence à nous-même. Cependant lorsque nous suivons nos jours qui se suivent et se ressemblent quelque peu, les dieux brillent par leur absence. On ne cesse de nous le redire: nous vivons dans un monde sans dieux, dans un monde désenchanté. Mais n'est-ce point d'abord la force de cette conviction qui désenchante le monde ? N'est-ce point notre absence au monde qui nous tient à distance de l'enchantement ? La brillante absence des dieux n'est-elle point l'évidence de notre propre désertion ?
Entre les dieux et les titans, le moderne ne choisit plus car il est par destination l'exclusive proie des titans. Le monde moderne n'est rien d'autre que l'omniprésence du pouvoir titanique. Les titans règnent sans partage et les dieux sont loin dans l'immédiate beauté du monde. Or tel est précisément le caractère du monde titanique d'éloigner de nous l'immédiate beauté du monde. La technique, et c'est peu de le dire, fait écran. Ce qui brille d'être dans le recueillement du monde, comme un don sans mesure accordé à notre attente ingénue, est tenu à distance par des systèmes de plus en plus puissants auxquels on peut à bon droit appliquer le qualificatif de totalitaires.
Le titanisme opère d'abord sur le mode de la distanciation, et ensuite sur le mode de l'enfermement. L'immédiate beauté de la cicindèle témoigne, en la circonstance, de l'immensité du monde étrange, du monde des dieux, qui est aussi le monde de la nature, de la physis. La physis est l'empreinte de la métaphysique. Le monde métaphysique des dieux préfigure, au sens exact, notre entente avec le monde de la nature.
Il ne fut jamais question, pour Jünger, de dénier aux titans leurs prérogatives fondamentales mais seulement de mettre en garde les modernes contre les dangers d'une dévotion sans contrepartie ni contrepoids. Convoquons une fois encore la science si injustement décriée de l'étymologie: la juste pensée est une exacte pesée. La conscience de la beauté du monde, qui est comme le fléau de la balance de la vérité, exige que l'on serve équitablement les deux plateaux. Les œuvres de Jünger seront, à partir des Falaises de Marbre, autant de pièces, frappées à des effigies impériales passées ou futures, posées, comme un tribut de reconnaissance, sur le plateau des dieux.
La minorité, le petit groupe, la pléïade au sens gobinien, est la limite que le règne des titans, même à l'apogée de la force la plus arrogante ne peut franchir. Ce qui vaut pour le grand nombre, ce qui fait norme dans l'ordre du quantitatif trouve sa limite là où s'exercent les prérogatives minoritaires et qualitatives. Là où le nombre et l'activité utilitaire décroissent, augmente en proportion la puissance méditante. Dans le premier chapitre de cet admirable traité de métaphysique expérimentale qu'est Visite à Godenholm: « Examiner par petits groupes la situation, en tâter les frontières, d'expérience en expérience,- ce comportement n'était pas absurde. Il n'y avait là rien de nouveau, on l'avait toujours fait lors des grandes mutations, dans les déserts, les couvents, les ermitages, dans les sectes des stoïciens et des gnostiques, rassemblés autours des philosophes, des prophètes et des initiés. Il y avait toujours une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire. Elle ne pouvait d'abord s'épanouir qu'en peu d'esprits et pourtant c'était la limite à partir de laquelle le pendule inversait son battement. Mais il fallait que pour commencer quelqu'un eût pris sur lui le risque spirituel d'arrêter le pendule »
Le Dit et le chant, ces ressources du questionnement essentiel du poète sont, dans l'œuvre d’Hölderlin, les conditions du risque spirituel. Risquer, c'est, de toutes les façons, adresser un signe à l'intemporel. Une certaine idée de l'ordination se laisse entrevoir à partir de Visite à Godenholm qui, pour n'avoir plus aucun rapport de dépendance avec les religions constituées, n'en relève pas moins du sacré. La perspective hölderlinienne, dans l'œuvre de Jünger, autorise, et même exige, le recours au sacré comme norme et comme fondation. La « crise de la civilisation », pour utiliser une expression triviale, implique une stratégie de replis, une forme d'ermitage où la sagesse est non seulement conservée mais approfondie, les périodes de crise étant, pour le petit nombre, favorables aux « révélations de l'être » qu’évoquait Antonin Artaud, - qui surgissent comme des éclats de silex et de lumière du heurt de la conscience et de l'être à l'instant du plus haut risque spirituel.
Visite à Godenholm précise l'idée d'un Ordre et d'une maîtrise spirituelle auxquels les personnages devront d'atteindre à d'autres états de conscience, plus ardents. Lorsque tout ce qui relève de l'ésotérisme devient aléatoire, sinon fallacieux, l'approche devient un recours et les récits, tels que Visite à Godenholm ou Héliopolis exigent alors d'être lus comme des traités. L'approche des réalités supra-sensibles, la délivrance de l'arcane, ne sont rien moins que hasardeux. Comprendre le sens et les limites de la destination humaine dans la perspective ouverte par l'absence-présence des dieux et des titans (les titans marquant, dans notre cycle, l'absence des dieux, de même que la présence tant désirée et tant attendue des dieux déterminera l'éloignement des titans) ne peut être, comme tout dépassement actif du nihilisme, qu'une initiation. L'œuvre de Jünger nous enseigne que cette initiation, qui est à la fois païdéia, à l'intérieur de la condition humaine, et dépassement de la condition humaine, doit s'accomplir selon un mode opératoire d'une extrême exactitude et dans une non moins grande liberté.
Intensité de l'exactitude, ampleur de la liberté font de l'initiation une opération qui s'écarte également du « n'importe quoi » propre au « new-âge » et du rigorisme administratif qui prétend à détenir, dans ses formules invariables, l'essence de la Tradition. Toute œuvre est un Don, la preuve irrécusable que la générosité n'est pas un leurre. Quant à celui qui reçoit, il doit faire de sa gratitude une création. La nature non-doctrinale de Jünger, sa réticence à l'égard de l'exposé systématique font de ses œuvres des instruments qu'il nous appartient de savoir manier, non certes que ces œuvres fussent des incitations au subjectivisme débridé. La gnose poétique que ces œuvres rendent possible ne l'est que par notre résolution à les prendre comme moyens de connaissance.
Ce qui a pour vocation d'être connu, on nous pardonnera d'y insister, n'est pas seulement l'œuvre dans sa réalité immanente ou l'auteur lui-même, selon qu'on veuille l'aborder sous l'angle de la psychologie ou de l'histoire, mais le monde lui-même. Toute œuvre digne de ce nom, qui s'écarte du souci narcissique ou formaliste, éclaire certains aspects du monde qui, pour ne pouvoir être abordés que par cette œuvre, n'en demeurent pas moins objectifs. Ce que l'œuvre donne à comprendre est certes une connaissance privilégiée, et c'est aussi en ce sens que l'on peut parler d'initiation, mais ce privilège a pour vocation essentielle d'être partagé. L'aspect du monde que l'œuvre éclaire est son privilège mais il est aussi le monde lui-même car l'œuvre fait elle-même partie du monde. Il ne viendrait à l'esprit d'aucun astronome de borner son étude au mécanisme du télescope. Les critiques littéraires souvent sont moins avisés que les astronomes lorsqu'ils refusent de voir ce que l'œuvre donne à voir pour n'en étudier que les mécanismes linguistiques, ou lorsqu'ils tentent d'expliquer par la psychanalyse une œuvre qui, à la rigueur, expliquerait une démarche psychanalytique mais ne saurait en aucune façon être expliquée par elle.
Ainsi, lorsque nous parlons de la gnose poétique d’Ernst Jünger, nous ne prétendons nullement expliquer l'œuvre par ce que nous pouvons savoir de la gnose, mais, au contraire, nous consentons à apprendre de l'œuvre même ce que pourrait être à notre usage une approche de la Connaissance et de la réalité poétique. Le parcours herméneutique suit ainsi une trajectoire inverse à celle du critique moderne. Lorsque Jünger nous parle des rêves, des papillons, des dieux et des titans, ce sont d'abord les rêves, les papillons, les dieux et les titans qui nous intéressent.
L'interdépendance de l'observateur et de la chose observée qui est devenue, en Physique, une banalité de base, n'en a pas pour autant réduit la science à la considération des observateurs les uns par les autres. Pourquoi en irait-il autrement en littérature, sauf à réduire par avance toute œuvre littéraire à l'insignifiance,- ce qui paraît en effet être le projet d'une certaine critique ? Ce qui est dit dans l'œuvre nous importe non comme une information sur le « texte » ou sur la « psyché » de l'auteur, mais comme une invitation à une aventure de l'entendement. Les œuvres sont des nefs, et les bons lecteurs en usent pour des traversées pleines de prodiges, là où le critique démonte le bateau en oubliant que celui-ci fut construit, pour voguer, pour affronter les flots, à travers les jardins de la mer, et sous le ciel.
Le lecteur se trouve « à bord du vaisseau cosmique ». Les phrases empruntent les courbures du cosmos pour se refléter dans l'entendement. Il est fort probable que le nihilisme, en dernière analyse, n'ait d'autre origine que la séparation de la poésie et de la métaphysique, chacune s'épuisant dans son propre esseulement, le faire ajoutant des formes aux formes et le sens s'abolissant dans l'abstraction hors d'atteinte d'une démesure informelle. L'œuvre de Jünger, proche à cet égard de celle d'Eliade, de Heidegger ou de Julius Evola, opère à la procédure des retrouvailles de la poésie et de la métaphysique.
Le vaisseau évite ainsi les deux écueils de la pensée moderne qui sont le formalisme et les idées générales. La perspective hölderlinienne, qui interprète la destinée humaine dans l'écart entre les dieux et les titans, retrouve le regard propre au métaphysicien-poète. L'éclairage de l'histoire dans le double éclairage titanesque et divin sera un apport décisif, sous forme de critique radicale, au pessimisme de Spengler comme au progressisme hégélien, marxiste ou darwinien. Nous sommes à tel point obnubilés par les fracas et les terreurs de l'histoire que nous perdons la faculté d'interpréter. Nous reconnaissons des figures du Bien et du Mal mais nous ne savons plus discerner ce qui fait le Bien et le Mal, et qui se trouve à l'œuvre en des formes nouvelles qu'alors nous ne reconnaissons plus. « Les grands développements de l'histoire mondiale s'annonçaient par des ouvertures, des charmes magiques, des songes prémonitoires, par-delà le monde des mesure ». L'intérêt passionné que Jünger porta aux figures originelles, aux mythologies, ne relève point d'un goût du passé mais de la conscience aiguë de la pertinence herméneutique de l'inaugural. C'est dans le songe prémonitoire de l'origine que nous pouvons discerner ce qui advient, en reconnaître le sens, et quelquefois en annoncer les merveilles ou en prévenir les conséquences désastreuses.
Le Mage Schwarzenberg de Visite à Godenholm est la Figure de l'homme en Quête de la Connaissance qui use des sciences de son temps à des fins qui dépassent leurs propres a-priori théoriques: « Sa mémoire et son sens des analogies l'équipaient de facultés encyclopédiques. Il divisait la science pour se la soumettre, en usant comme d'un arsenal auquel il empruntait tel ou tel instrument selon ses besoins. Un sculpteur qui tire d'un bloc de pierre une tête humaine devait saisir de la même manière tantôt un maillet, tantôt un ciseau, ou un compas, sans songer aux artisans qui façonnent ces outils. » Les sciences telles qu'en use le Mage et telles que Jünger lui-même les soumet à ses approches de l'Intemporel, en se trouvant délivrées de leur fonction instrumentales, voire détournées de leur utilité supposée, retrouvent leur part poétique et divine.
Une science, selon qu'elle sert docilement le monde des titans, ou selon qu'elle s'en détourne, offre des possibilités diverses: « Tel était le rapport de Schwarzenberg avec les sciences du dix-neuvième siècle, dont il faisait grand cas, tout en pensant qu'elles n'étaient pas encore conçues selon leur sens véritable. Il apparaîtrait au moment où se dévoileraient les desseins élevés que renfermaient leur structure et leur croissance et qu'on ne pouvait saisir, si l'on s'en tenait à leurs seuls rameaux. »
Aux mains de Schwarzenberg, les sciences, en étant détournées de leur usage titanique révèlent leur sens véritable. Ce sens véritable, nous dit Jünger, est lié à la structure et à la croissance. La limite des sciences dévouées à la technique est d'être absurdement linéaire, progressive, de poursuivre leur but dans la preuve technologique au lieu de revenir au dessein originel de la gnose qui permettra de comprendre la structure et la croissance. La connaissance est elle-même structure et croissance, elle ordonne l'entendement selon des lois d'accroissement et d'assomption. Du Mage, Jünger dit encore: « Il ne concevait pas l'Histoire ni les sciences de la nature, ni la cosmogonie comme une évolution telle qu'on se la représente à l'ordinaire, sous la forme de droites, de spirales ou de cercles. Il les voyait plutôt comme une série de sections de sphère, appliquées contre des noyaux étrangers au temps et à l'étendue. C'était de ces noyaux que rayonnaient les structures et les qualités, de plus en plus loin. »
La gnose est approche du rayonnement des structures et des qualités. Telle est la science divine par opposition à la science titanesque qui prévaut actuellement dans la génétique et la cybernétique, avec toutes les conséquences de contrôle de l'individu que l'on peut imaginer. Lorsque la science des titans se substitue à la science des dieux, nous entrons dans une politique où prime le déterminisme et où la fin justifie les moyens. L'œuvre de Jünger apparaît ainsi comme une sauvegarde de la science des dieux dans un monde dominé par la science des titans. L'étrangeté de l'œuvre tient à cette fidélité à une science des dieux qui récuse toute linéarité. L'idée même de création doit alors se comprendre en-dehors du temps et non comme le début d'un enchaînement d'événements: « La création n'était pas un acte initial: elle était possible en tout point où éclataient les flammes de l'inétendu. »
La gnose poétique est dans l'éclatement des flammes de l'inétendu. Points d'apparition-disparition de l'espace-temps, noyaux d'où rayonnent, de plus en plus loin, les structures et les qualités, telles sont les intersections du Logos et les vastes et infimes géométries de l’entendement. L'équivalence platonicienne du Logos et de la raison, la mise en miroir de l'entendement humain et d'une conscience à l'œuvre dans l'ordonnance du monde, la notion enfin, si controversée, mais si féconde, de synchronicité,- voici autant d'approches que la science des dieux, à rebours de la science des titans, encourage. « Ainsi certains coléoptères pratiquent au travers des feuilles des coupes moulées sur les formules des mathématiques supérieures. Schwarzenberg y voyait un signe de la raison à l'œuvre dans la vie indifférenciée. Cette raison était l'objet de la quête humaine qui dressait les sciences comme des miroirs. »
Pour Jünger, proche en cela de Nabokov, l'étude des sciences naturelles est inséparable d'une mathématique dont les lois se situent par-delà le temps, dans un hors-temps dont l'existence tient à la faculté même de la raison humaine d'en être le miroir. Nos spéculations, ces étymologiques jeux de miroir, sont à la fois envol de la pensée, d'image en image, de reflet en reflet, et méditation sur la source de la lumière. Dans le miroitement s'établit le règne de l'irréfutable trinité de l'objet, de la surface et de la lumière. Le miroitement qui est la chose la plus impalpable qui soit, la moins saisissable, et qui s'apparente pour cette raison au temps, est un « trois » qui garde en lui la secrète mémoire de l'Un. Qu'une raison soit à l'œuvre dans la vie naturelle, dans le monde de l'inanimé, tout ce que nous pouvons penser du Nombre et du miroir, de la géométrie et de la lumière nous le confirme au plus haut point.
Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis.
www.arma-artis.com
Luc-Olivier d’Algange http://www.voxnr.com