Longtemps à la base de toute culture, l’histoire romaine a été victime, au fil des siècles, des relectures qu’en faisaient les générations successives, de sorte qu’il est difficile, sous le flot des interprétations orientées, de retrouver une vérité insaisissable. Cependant, ce que nous croyons savoir des Romains peut s’avérer révélateur, non de leurs façons de penser, mais des nôtres.
Vertus rigides
Caton l’Ancien n’est pas, tant s’en faut, la figure la plus attrayante dans la galerie des hommes illustres. Notre époque, il est vrai, n’aime pas les vertus trop rigides et le Censeur offre précisément l’un de ces exemples, admirables mais par trop austères, qui rebutent le commun. Il est pourtant, et par essence, représentatif de ce que fut Rome en ses débuts, avant que les conquêtes et leur afflux de richesses et d’esclaves, fussent venus corrompre les moeurs antiques et bouleverser en profondeur le tissu social ainsi que les mentalités. Le vieux Caton l’avait compris, d’ailleurs, qui ne cessa de mettre ses contemporains en garde contre la tentation du luxe et de la facilité qui les menaçait. Est-il, précisément, en cela, un homme d’aujourd’hui apte à nous parler des problèmes de notre temps ?
Eugenio Corti en est persuadé puisqu’il propose de Marcus Portius Cato une biographie romancée sous la forme, justement, la plus moderne possible, à savoir un scénario cinématographique. Parti pris littéraire un peu dérangeant, qui fractionne l’intrigue en tableaux, remplace les descriptions par des jeux de scène et des indications destinées aux caméras, et oblige à recourir constamment au dialogue. Ce que l’on voit avec plaisir ne se lit pas fatalement avec agrément.
Si toutefois vous parvenez à entrer dans le choix de l’écrivain italien, qui ponctue son script de parenthèses érudites concernant tel ou tel personnage, tel ou tel détail historique, reste une fresque superbe, et remarquablement documentée sur cet instant crucial des guerres puniques, où Hannibal commet l’erreur de s’abandonner aux délices de Capoue et assure sans le comprendre la victoire de Rome sur Carthage. Victoire paradoxale comme le perçoit Caton, incarnation d’un monde rural et guerrier, ami du travail et ennemi de l’argent, qui ne survivra pas à son triomphe et en surgira si profondément modifié qu’il en sera méconnaissable. Tout le problème étant de savoir si le destin de Rome était de demeurer une ville du Latium pétrie de vertus antiques, ou de devenir la caput mundi et d’en payer le prix…
Textes antiques
Le drame de César, cent ans plus tard, fut-il d’avoir été le seul à tirer toutes les conclusions politiques et sociales des bouleversements survenus au cours du siècle écoulé et admis que les institutions républicaines ne correspondaient plus aux nécessités de l’Empire ? Sans doute, et il en mourut car les héritiers de l’ordre ancien, le prenant pour la cause de la crise quand il n’en était que le produit, crurent tout restaurer en le supprimant. C’est le propre du génie d’appréhender la réalité mieux et plus vite, mais, si cela fait de Caius Julius l’un des personnages les plus fascinants de l’histoire, cela ne le rend pas toujours sympathique.
Rien d’étonnant, donc, à ce que sa bibliographie soit l’une des plus impressionnantes et des plus fournies. Mais, par la force des choses, les biographes modernes ne peuvent que recopier à l’infini des sources antiques, en les agrémentant d’interprétations et de commentaires de leur cru, qui se ressentent des idéologies de leur temps. Bien connus des spécialistes qui s’y réfèrent constamment, ces textes fondamentaux le sont moins du grand public, rebuté par la difficulté de se les procurer, ou l’aridité qu’il leur soupçonne. Jean Malye a eu l’heureuse idée de réunir l’essentiel de ces auteurs originaux, exception faite de Nicolas de Damas, pourtant proche des événements, et de présenter leurs témoignages de manière chronologique ou thématique.
La véritable histoire de Jules César offre en réalité une vision de ce que les Romains connaissaient du grand homme à travers leurs historiens. La démarche est érudite et précieuse, mais on conservera deux détails à l’esprit : une partie des textes antiques ne nous est pas parvenue, peut-être justement celle qui aurait, tels les mémoires de Marcus Bibulus, beau-fils de Brutus, ou ceux de Messala, apporté à l’histoire un éclairage très différent de la version officielle ; quant aux textes en notre possession, qu’il s’agisse du corpus césarien ou des historiens antiques, ils sont soupçonnables, autant que les modernes, de partis pris et de propagande. L’histoire est définitivement une science trop humaine pour se prétendre honnête et véridique en tout.
Feuilleton
Cela, Alexandre Dumas, auquel nous devons l’une des meilleures biographies de César, le savait. En publiant, en 1860, en feuilleton des Mémoires d’Horace, dont il n’écrivit jamais, hélas, la seconde partie, il choisissait d’éclairer ces heures troublées de l’agonie de la République à travers une personnalité libre, et qui, idéaliste comme on l’est à vingt ans, avait justement choisi le camp des tyrannicides avant, au lendemain de Philippes, de rallier celui d’Octave et de devenir plus tard, grâce à Mécène, son protecteur, l’un des chantres de ce Principat qu’il réprouvait en sa prime jeunesse.
Au vrai, Quintus Horatius Flaccus sert ici d’abord de commode prête-nom et Dumas l’oublie souvent en chemin, emporté qu’il est par les événements historiques relatés. Il y revient à l’occasion pour le faire disserter sur la poésie et la littérature, longuement car il ne faut pas oublier que le cher Alexandre était payé à la ligne… Ce ne sont pas les meilleurs morceaux de l’oeuvre. On aurait tort cependant de bouder son plaisir car on trouve aussi dans ces pages de merveilleuses descriptions du quotidien, une découverte de Rome par le jeune provincial qui devrait figurer dans les anthologies, et un hymne à la latinité comme seul Dumas pouvait en écrire. Et ce texte étonnant était demeuré inédit depuis presque cent cinquante ans !
Roman-fleuve
Max Gallo, lui aussi auteur de romans-fleuves, vient de publier, dans une veine très dumasienne, et en cinq tomes, une suite intitulée Les Romains qui, de 73 avant notre ère à 363, c’est-à-dire de la guerre servile à la mort de Julien l’Apostat, retrace ce profond retournement des consciences que Daniel-Rops appela justement « la révolution de la Croix ». Max Gallo s’est converti, et son oeuvre avec lui ; le romancier n’en a pas souffert, tout au contraire, car ses livres y ont gagné une profondeur nouvelle, sans le priver de ses capacités critiques. Mieux encore, ses doutes ou ses ricanements d’autrefois lui ont servi ici à pénétrer, comme un autre n’aurait pu le faire, les mentalités de ses personnages, eux-mêmes confrontés au pari de la foi.
Donc, sur quatre siècles, des hommes d’une même famille, les Fusci Salinatores, vont se retrouver face aux drames de leur époque, à la terrible brutalité qui paraissait être à jamais l’unique réponse de l’ordre romain devant ses opposants, à la peur qui régissait cet univers impitoyable ; et soudain à l’autre voie offerte par les chrétiens. Des chrétiens, au demeurant, pas toujours à la hauteur du message dont ils se trouvaient les fragiles dépositaires.
Voici Gaius Fuscus Salinator, jeune officier prisonnier de Spartacus qui se voit promettre la vie sauve et la liberté s’il accorde sa protection à l’épouse du général des esclaves et promet d’écrire, sous sa dictée, la véritable histoire du Thrace ; l’effroyable massacre des révoltés, les six mille croix que Crassus plantera le long de la Via Appia afin de rappeler que l’on ne défie pas Rome, ouvriront dans l’âme de ce premier personnage des gouffres d’interrogation qu’il saura transmettre à sa descendance.
Puis Serenus Salinator, le petit-fils, contemporain de Caligula, de Claude et de Néron, témoin de plus en plus effaré des agissements des Julio-Claudiens, ami de Sénèque dont il ne parvient plus à partager les vues politiques et la justification complaisante du crime. Tout cela prétexte à un très flamboyant, et très juste, portrait de Néron, nuancé et douloureux. C’est ce même Serenus que l’on retrouve affronté aux horreurs de la guerre de Judée, perpétrées par le doux Titus, “les délices du genre humain”…
Encore un siècle, et paraît un nouveau descendant, Julius Priscus, proche de Marc Aurèle, qui n’oubliera jamais, sans parvenir à se l’expliquer, le supplice de Blandine et des martyrs de Lyon, ni cette « folle obstination » des chrétiens, comme disait l’empereur stoïcien. Paradoxalement, Marcus Salinator, ultime héritier de ces hommes qui, tous, ont approché la vérité du Christ, choisira, lui, de s’en détourner pour revenir au vieux culte solaire, tandis que Constantin fait triompher ce signe de la Croix qui obséda ses aïeux. Car, et c’est la grande habileté de Gallo, il ne verse pas dans le roman apologétique et, pour se convertir ou s’en approcher, ses héros n’en demeurent pas moins des hommes, et des hommes de leur temps, capables du pire bien plus souvent que du meilleur. En quoi ils apparaîtront proches, accessibles et compréhensibles aux lecteurs modernes.
Anne Bernet L’Action Française 2000 du 7 au 20 juin 2007
* Eugenio Corti : Caton l’Ancien. Fallois-L’âge d’homme, 390 p., 22 euros.
* Jean Malye : La véritable histoire de Jules César. Les Belles Lettres, 450 p., 25 euros.
* Alexandre Dumas : Mémoires d’Horace. Les Belles Lettres, 355 p., 25 euros.
* Max Gallo : Les Romains. I Spartacus et la révolte des esclaves ; II Néron, le règne de l’Antéchrist ; III Titus, le martyre des Juifs ; IV Marc Aurèle, le martyre des chrétiens ; V Constantin, l’empire du Christ. Fayard, chaque tome entre 350 et 480 p., chaque tome 20 euros